C’est dans les années 1930 qu’Ernest N. Fergus (1892-1985), agronome à l'université du Kentucky, travaillant à l'amélioration d’une fétuque (graminée) destinée aux pâtures du grand ouest américain, sélectionna la variété « Kentucky 31 » qui fut commercialisée en 1943. Rapidement toutefois, on constata que les bovins qui s’en nourrissaient présentaient des symptômes singuliers : nécrose et chute de la queue, hyperactivité nocturne, chute de la production de lait et de viande, avortements… Ces troubles s’avérèrent induits par Neotyphodium coenophialum, un champignon vivant dans les tissus de la plante où il libérait des alcaloïdes toxiques pour les mammifères (vasoconstricteurs tels l’ergovaline et le lolitrème) ou pour les insectes (péralines, lolines). Cet endophyte ne sort jamais de la fétuque : il se reproduit en se propageant à la descendance via les graines qu’il colonise directement. Traitée par un antifongique ou par chauffage, la graminée, redevenue comestible, était victime des herbivores et ne pouvait donc plus emporter la lutte contre ses concurrentes : elle devait bien son succès évolutif à son association au champignon qui lui apportait de plus de nombreux anti-oxydants lui permettant de résister aux micro-organismes pathogènes mais aussi au sel, aux ultraviolets, etc.
S’associer pour évoluer
Cet exemple illustre une caractéristique biologique dont l’importance est de plus en plus prise en compte. Plantes comme animaux hébergent d’innombrables micro-organismes qui façonnent leurs traits. Cette association symbiotique s’est révélée essentielle aux mécanismes évolutifs à l’origine des cellules eucaryotes : les premières formes de vie, des bactéries procaryotes ne dépendant d’aucun autre organisme pour survivre, s’avérèrent conditionner l’apparition puis la survie des organismes évolués qui les suivirent dans l’histoire de la vie, et constituèrent même probablement l’un des moteurs de leur diversification.
L'entité composée de l'hôte (plante, animal) et de tous ses micro-organismes symbiotes est appelée « holobionte » (holo, tout ; bios, vie), un terme créé par le microbiologiste américain Joshua Lederberg (1925-2008, Prix Nobel 1958) pour désigner une communauté écologique comprenant symbiotes, commensaux et pathogènes partageant l'espace corporel humain dans le but de reconnaître sa fonction de déterminant de la santé et de la maladie. Le pendant génomique de cette entité est l'hologénome (microbiome, holobiome, métagénome) associant tous les génomes de l’holobionte, y compris le sien propre.
Définie par le russe Sergeivich Mereschkovsky (1855-1921), la « symbiogenèse » décrit le processus permettant à un holobionte de développer de nouvelles voies métaboliques, de nouveaux tissus ou d’autres innovations évolutives grâce à la symbiose (c’est un processus tout différent de la mutation génétique dont le moteur est la sélection naturelle). De fait, la relation symbiogénétique a augmenté le potentiel métabolique limité des eucaryotes en leur offrant la diversité métabolique des procaryotes (dont, entre nombreux exemples, l’assimilation de l’azote minéral ou l’assimilation de nutriments essentiels à leur vie) et a amélioré leur défense contre des ennemis naturels, favorisant ainsi leur adaptation écologique.
Ces notions désormais généralisées à tous les organismes vivants ont ouvert des perspectives d’autant plus novatrices dans la compréhension de leur évolution symbiotique que le séquençage collectif de ces organismes est aujourd’hui facilement réalisable (c’est le domaine de la métagénomique) et applicable à un écosystème complet.
Microbiote humain : un organe à part entière
L’étude du microbiome humain doit beaucoup à l’un des pères de la microbiologie, le Hollandais Antonie van Leewenhoek (1632-1723), qui, dans les années 1680, compara les faunes microbiennes orale et fécale, observant des différences considérables entre elles deux, mais aussi entre individus, le tout variant encore selon leur état de santé et leur âge. Toutefois, en remontant dans l’histoire, ne peut-on voir une intelligence occulte de l’intérêt de peuplement intestinal chez les médecins de l’Antiquité comme chez ceux de la Chine du IVème siècle qui, déjà, préconisaient de traiter nombre de maladies par administration de selles, ou encore chez l’Italien Fabrizi d’Acquapendente (1537-1619) adepte de la « transfaunation » en médecine vétérinaire, ceci bien avant que le bactériologiste russe Ilya Illitch Metchnikoff (1845-1916), élève de Pasteur, n’eût l’idée de promouvoir sa diète aux ferments lactés ou que Ben Eiseman (1917-2012) ne formalise la théorie de la transplantation fécale, à Denver en 1958 ?
Le microbiote de l'homme reste encore insuffisamment connu, mais fait l'objet de recherches internationales d’envergure compte tenu de son potentiel médical et thérapeutique. Le NIH américain a ainsi initié dès 2007 un vaste programme (Human Microbiome Project) visant à séquencer les gènes des micro-organismes colonisant l'homme : d’ores-et-déjà, il prouve que le microbiome individuel est hérité pour partie de la mère et du père, qu’il est influencé par l'alimentation et par d’autres facteurs environnementaux mais aussi par l’âge et qu'il peut même acquérir des gènes de bactéries extérieures qui y persistent, probablement sélectionnés pour leur intérêt pour le microbiome et/ou pour l'hôte. Ce programme a aussi montré que l’intestin héberge environ 60 espèces bactériennes (sans compter virus et fungi) dominantes, en charge des fonctions essentielles du microbiote, et communes à tous les individus, et il a de plus permis d’identifier des centaines d'espèces bactériennes inconnues jusque-là, leur nombre pouvant aller probablement jusqu’à 900 ou 1 000.
Plus de 10 millions de gènes non redondants dans le microbiome
Au total, notre « flore intestinale » - selon l’expression jadis utilisée - associe entre 75 et 200 milliards de micro-organismes La diversité de ce microbiome n’a rien à voir avec celle du génome humain : un catalogue réalisé en 2010 indexait déjà plus de 3,3 millions de gènes non redondants dans le microbiome (contre quelque 22 000 dans le génome humain) et ce catalogue est depuis passé à plus de 10 millions de gènes dont la connaissance donne accès à l’intégralité des fonctions potentielles qui leurs sont associées ! De plus si le génome humain est identique pour plus de 99,9 % entre les divers individus, il diffère de 80 à 90 % au niveau du microbiome intestinal. Il est évident que la coévolution entre l’homme et son microbiote durant des millions d’années a induit la sélection d’une communauté microbienne qui profite du milieu chaud, eutrophique et stable que constitue le tube digestif.
À ceci, il faut ajouter les virus infectant ces bactéries, également très nombreux au sein du microbiote, qui peuvent modifier le patrimoine génétique des bactéries ou son expression. Ainsi, ce virome constitue sans doute une autre pièce dans le puzzle de la physiopathologie propre à la flore intestinale (tout comme le microbiote fongique qui regroupe levures et champignons). Autant de sujets d’investigations à peine balbutiantes…
L’homme est donc un super-organisme résultant des interactions mutualistiques avec la communauté microbienne qu’il héberge (> 1 012 CFU/g d’intestin), le tout formant un écosystème incroyablement diversifié qui offre la capacité d’extraire l’énergie des polysaccharides, produit des vitamines et des cofacteurs essentiels dans la nutrition mais participe aussi au contrôle de l’immunité, des processus inflammatoires, et, au total, à l’homéostasie de tout l’organisme. En un mot : il joue un rôle d’organe à part entière.
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