Jean-Luc Tomasini (1).- Vous affirmez que l'arrêt du tiers payant serait de nature à rétablir la connexion économique des pharmaciens avec les assurés. Mais que faites-vous du fait que 5 % de la population française, soit 4 millions de personnes, renoncent aux soins parce qu'elles n'ont pas les moyens de faire les avances financières ?
Frédéric Bizard.- Il est faux de dire que 4 millions de personnes renoncent à des soins pour raisons financières. Les analyses de renoncement aux soins sont extrêmement compliquées et témoignent de la nature multifactorielle du phénomène. Par exemple, certaines personnes vous disent : « je n'ai pas pu acheter cette paire de lunettes. Et si vous leur demandez s'ils ont quand même acheté des lunettes, ils vous répondent : oui, mais ce n'est pas celles que je voulais… » Voilà le type de cas qui peut être classé comme un renoncement aux soins. Le scandale n'est pas là où vous croyez. Ce qui est vraiment scandaleux dans notre pays, c'est qu'on n'a pas de véritable politique de santé publique et qu'on a des inégalités sociales de santé parmi les plus élevées du monde. Mais n'allez pas penser que c'est un problème d'inégalité d'accès aux soins ! Soyons sérieux. Aujourd'hui, si vous avez une pathologie grave, il vaut mieux être en France que dans n'importe quel autre pays. Justement parce que l'égalité des chances face au risque élevé participe des fondamentaux auxquels nous sommes historiquement attachés.
Observons notre système de financement. Pourquoi a-t-on un problème de financement ? Est-ce que c'est parce que les gens ne souscrivent pas assez d'assurances ? Certainement pas. Nous sommes le pays du monde le plus mutualisé. Seulement 7 % des dépenses de santé ne sont pas mutualisées. Connaissez-vous la moyenne de l'OCDE ? C'est 19 % ! Cela signifie qu'il y a ailleurs bien plus de soins qui ne sont pas remboursés, ni par le secteur privé, ni par le secteur public. Dans notre pays, alors qu'on arrivera bientôt à 100 % de prise en charge - c'est en tout cas l’objectif -, on peut s'interroger. Regardez : on voudrait rembourser 100 % des lunettes. Or il n'y a pas plus inégalitaire comme mesure. Pourquoi ? Parce que vous savez ce que les mécanismes de ce type de mesures déclenchent : les paniers de soins. Les assureurs, qui sont amenés à aller jusqu'à 100 % de couverture, vont d'abord augmenter les primes. Ce qui est normal d'ailleurs. Mais si vous voulez des lunettes de la catégorie B, supérieure - ce que veut tout le monde - et bien la classe populaire ne pourra plus y accéder. Ce qui revient à enfermer, comme dans le modèle anglais, une partie de la population dans des soins low-cost de bas de gamme 100 % remboursés « santé gratuite » et à laisser aux autres la santé de qualité. Il n'y a pas de miracle qui permettrait d'échapper à cette fatalité.
Je pense n'avoir aucune leçon de solidarité à recevoir. Le modèle que je défends est bien plus solidaire que le modèle à l'anglaise vers lequel nous allons. Je suis convaincu qu'on peut défendre un modèle très solidaire et promouvoir la fin du tiers payant généralisé. Car il s'agit bien de cela. Le tiers payant social conserve une importance cruciale.
Cela dit, je respecte profondément votre propos, Monsieur. Car c'est tout ce qui justifie ce qu'on est en train de faire. Je vous rejoins parfaitement sur le fait qu'il y a énormément de progrès à faire sur un certain nombre de soins pour que les gens soient plus solvables. Je dis juste qu'il faut être attentif à l'architecture du financement de ces soins.
Vous minorez la vaccination en tant que mission du pharmacien. Or les chiffres de l'OCDE montrent que la France arrive en tête dans presque tous les domaines, excepté sur trois points : l'alcool, le tabac et la vaccination. Le pharmacien y a un véritable rôle de santé publique à jouer dans la mesure où il contribuera à élever la couverture vaccinale très insuffisante en France.
Côté couverture vaccinale, on peut me faire tous les reproches, mais pas celui de ne pas vouloir faire basculer le système vers plus de prévention et de ne pas promouvoir la vaccination. Évidemment que nous avons un énorme problème de couverture vaccinale. Mais encore faut-il s'interroger sur les causes. Pourquoi les Suédois et les Danois ont-ils un taux de couverture de 98 % sans même avoir mis en place de mesures coercitives ? Peut-être faut-il passer par la coercition, mais ce n'est pas selon moi un élément de santé publique. Voilà pour l'obligation vaccinale.
Concernant la vaccination en pharmacie, ce que je pense c'est qu'il s'agit sans doute d'une bonne idée, mais qu'elle n'apporte aucune valeur ajoutée dans les modèles futurs de l'officine. À la limite, si les pharmaciens concevaient une offre de services paramédicaux avec une infirmière affectée à la tâche… Ou encore si leur geste était accompagné de la responsabilité, pour le pharmacien, de la tenue du carnet vaccinal… Il y aurait là une certaine logique. Mais quant à dispatcher les actes entre les différents acteurs, cela n'est porteur, selon moi, d'aucune valeur ajoutée. Je pense qu'il s'agit là d'un gagne-petit court-termiste.
Jean-Jacques Zambrowski (2).- On peut être d'accord avec vous pour dire qu'il n'y a pas de politique de santé publique. Il est d'ailleurs assez symptomatique de constater que nous avons une assurance-maladie et non pas une assurance-santé. On ne soigne les gens que lorsqu'ils sont malades. Les budgets alloués à la prévention sont ridicules, Nicolas Revel reconnaît même qu'il y consacre seulement 3 % des dépenses de l'assurance-maladie. Si nous avions une politique de santé publique, on aurait de l'éducation à la santé au même titre que l'éducation à l'histoire ou à la géographie dès les toutes premières classes de l'école. Les comportements d'une population bien éduquée permettraient d'éviter de recourir à la coercition.
Cela étant dit, il ne faut pas oublier que c'est sur l'analyse des statistiques publiées par l'IRDES que se fonde la puissance publique pour établir les lois de financement de la sécurité sociale et les autres textes réglementaires ou législatifs qui régissent la politique en matière de santé. Lorsqu'elle s'intéresse au sort des personnes en difficulté financière - tels les étudiants dont on voit qu'ils renoncent de plus en plus aux soins -, l'opinion publique est convaincue qu'ils sont bien plus de 4 % à renoncer à aller vers des soins de qualité. Et elle n'est pas près de changer d'avis. Car au nom de la volonté de retrouver un équilibre dans les comptes publics, certains traitements, y compris même d'oncologie, se voient déremboursés. On peut avoir toutes les visions et avis possibles, mais les faits sont têtus. Il convient d'avoir cela a l'esprit avant de théoriser sur le sujet.
Frédéric Bizard.- Mon propos est peut-être parfois un peu provocateur, mais croyez bien que je suis aussi soucieux que vous des questions d'accès aux soins. Je dis juste qu'en faisant de ces questions, l'alpha et l'oméga des mesures qui sont prises les unes après les autres, on finit par oublier des sujets majeurs.
Pourquoi y a-t-il des problèmes d'accès aux soins sur les prothèses dentaires, les lunettes ou l'audioprothèse ? Parce que ces secteurs ont été confiés au financement des assureurs privés. En effet, en 1945, on ne savait pas trop quoi faire des mutuelles qui étaient alors les principaux acteurs de la protection sociale, on leur a confié deux missions : le régime obligatoire de la fonction publique et un rôle de complémentaire par lequel elles mutualisaient le reste à charge pour qu'il n'entraîne pas de renoncement aux soins. L'objectif n'était pas d'avoir une santé gratuite, mais plutôt qu'il n'y ait personne qui n'accède pas au juste soin au bon moment. Or aujourd'hui, sur les 26 milliards d'euros remboursés par les assureurs privés, 15 milliards d'euros n'ont aucune valeur ajoutée, et les 10 milliards non couverts posent des problèmes d'accès aux soins. Les 15 milliards qui ne servent à rien et qui sont une rente pour le secteur, sont ce qu'on appelle le ticket modérateur. Vous êtes bien placés pour le savoir, vous pharmaciens, puisque vous avez pratiquement à chaque délivrance un reste à charge zéro grâce à ce ticket modérateur. Celui-ci n'avait, dans le concept d'origine, rien d'un produit assurable mais il l'est devenu.
Les assureurs font un lobbying intense pour ne pas couvrir la seule raison pour laquelle ils existent qui est le reste à charge au-delà du tarif de sécurité sociale. C'est-à-dire les quelque 10 milliards d'euros qui ne sont pas couverts et qui posent justement problème.
Ce que je dis, c'est qu'en 48 heures vous pouvez régler ce problème et réguler davantage le secteur de l'assurance privée, en supprimant les tickets modérateurs. Ticket modérateur qu'il faut repenser d'ailleurs : 30 % sur une valeur normale de consultation c'est beaucoup trop ! Cela n'a pas été repensé depuis 40 ans.
Selon moi, les contrats « reste à charge zéro » ne peuvent qu'aggraver la situation. Ce type de solutions ne réglera rien, au contraire il ne peut qu'empirer le système étant donné l'architecture de notre financement à deux étages qu'il faut réformer.
Clairement, il faut passer à un système à un seul étage, en conservant les assureurs privés mais en les régulant, de façon à ce qu'ils jouent un rôle gagnant-gagnant pour tous.
Gilles Bonnefond (3).- D'abord merci pour vos positions sur les questions « A quoi servirait de casser le monopole ? À quoi servirait de financiariser la profession ? » Quant à l'image que vous avez de la vaccination à l'officine. Je voudrais rappeler que la vaccination n'est pas une fin en soi, il ne s'agit pas de dire que les pharmaciens ont « piqué » cela aux infirmières. Vous avez raison, ce n'est pas non plus un enjeu économique majeur pour la transformation du métier de pharmacien. En revanche, cela permet de montrer que nous avons une profession à réorganiser et qu'on doit relever le défi de la prévention. Montrer ainsi que l'on peut s'appuyer sur notre réseau pour mettre en place des politiques de prévention et de dépistage. Ce n'est pas juste la vaccination contre la grippe. Vous avez raison, il faudra aller plus loin, avec par exemple, le respect du calendrier vaccinal et l'incitation à renouveler les vaccins chez les adultes en associant le pharmacien pour permettre à ses patients de ne pas passer à côté d'une protection efficace.
La pharmacie bouge. Vous avez raison de le noter. Nous sommes d'ailleurs la profession qui bouge le plus, notamment grâce à l'intégration des nouvelles technologies. Le problème que nous avons, c'est que bouger dans un monde où personne ne veut bouger, ni le médecin, ni l'hôpital, ni les autres, c'est extrêmement compliqué.
Quant à nous inviter au disruptif et à critiquer la politique des petits pas qui n'irait pas assez vite. Je voudrais attirer votre attention sur le fait que, dans un monde de santé où l'on est confronté à des patients fragiles et à des défis très importants à relever, notamment celui du vieillissement, prendre le risque de détruire pour voir si on arrive à construire mieux, n'est pas un risque facile à prendre. La profession est certes capable de bouger. La preuve, nous avons modifié le modèle économique de la pharmacie, même si nous le faisons à petits pas, car on n'est pas capable de le faire plus vite pour ne pas détruire les officines dont on a besoin. Mais croyez bien que la volonté de nous transformer, de nous coordonner avec l'hôpital, de créer des parcours de soins sur des territoires et de travailler en collaboration avec les autres professionnels de santé, nous l'avons depuis longtemps.
Frédéric Bizard.- Ma remarque sur la politique des « petits pas » visait plus les pouvoirs publics, car je suis convaincu qu'on est dans la mauvaise direction. Je comprends ce que vous vivez. C'est la tyrannie du quotidien. Il est très difficile de s'extirper d'un quotidien même avec des idées nouvelles. Mais dites-moi, avez-vous en mains les modèles de 2030 ? Avez-vous un projet partagé dans la profession de ce que sera l'officine dans 20 ans ?
Philippe Besset (4).- Justement oui. Je veux que vous repartiez avec une idée de notre profession qui a confiance en son avenir et qui a compris qu'elle avait besoin d'une stratégie. Que vous repartiez avec la conviction que nos organisations professionnelles ont une vision partagée de la stratégie d'avenir. Et cette stratégie, en fait vous l'avez parfaitement décrite. Elle repose sur trois atouts : la proximité, l'expertise, la technologie. Et vous avez raison, pour privilégier ces trois axes, nous n'avons pas besoin d'énormément de capitaux extérieurs… et nous avons besoin d'indépendance.
Pour tout vous dire, je ne m'attendais pas à vos propos et je m'y suis retrouvé complètement. Même si, pour moi, la question du tiers payant est annexe. Sachez que ce dont nous avons débattu, avant votre arrivée, dans la table ronde précédente (Distribution du médicament et évolutions du métier : la nouvelle donne, N.D.L.R.) c'est exactement ce que vous avez dit et validé sans nous avoir écoutés.
La vaccination est un défi pour nous, et nous en avons besoin. Et nous aurons un deuxième défi à relever en 2019, à savoir le déploiement du dossier médical partagé. Donnons-nous rendez-vous l'an prochain pour savoir si la pharmacie française en est capable, car c'est l'engagement que nous avons pris, de déployer cet outil attendu depuis 20 ans.
1) Président d'Europharmacie.
2) Économiste de la santé.
3) Président de l'Union des syndicats de pharmaciens d'officine (USPO).
4) Vice-président à la Fédération des syndicats pharmaceutiques de France (FSPF).
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