Le Quotidien du pharmacien.- Quels sont les différents concepts de l’intelligence artificielle ?
David Gruson. - L’engouement actuel pour l’intelligence artificielle (IA) repose moins sur une révolution de l’informatique en elle-même que sur la multiplication des cas d’usage. Ces cas concrets d’utilisation des data deviennent en effet de plus en plus fréquents. Pour autant, l’IA en elle-même est une notion relativement ancienne puisqu’elle remonte aux années cinquante. Ce concept repose sur une notion centrale d’algorithmes mettant en jeu des arbres décisionnels. D’autres stades tels le machine learning sont apparus plus tard. Le machine learning remonte à une trentaine d’années et il est caractérisé par la faculté de certains algorithmes de produire eux-mêmes l’acquisition de nouvelles connaissances, de s’améliorer par apprentissage. On parle aussi d’algorithmique génétique. Il y a quinze ans environ, le machine learning a été doté d’une puissance algorithmique amplifiée, ce qui a permis d’aller encore plus loin dans ces capacités d’acquisition, on parle alors de deep learning.
Alors que l’IA commence à creuser son sillon dans le monde médical et qu’elle est désormais enseignée dans certaines facultés de médecine, ses applications sont moins visibles dans le monde de l’officine. L’IA y a-t-elle une place et quelles applications peut-on imaginer ?
Le constat est absolument clair. L’officine devient le point nodal du développement de l’IA en santé. Ceci pour une raison bien simple : l’officine se trouve à la jonction de trois domaines de l’IA dans le champ de la santé. Par degré de maturité, je citerai en premier lieu l’IA dans sa fonction administrative, logistique et médicotechnique. Les cas d’usage sont l’automatisation, les processus transposables à l’acheminement logistique, l’administration de stocks… une fonction tout à fait d’actualité quand on songe aux ruptures de stocks !
Des fonctions qui relèvent également des groupements ?
Oui tout à fait, les groupements de pharmaciens sont au cœur des processus logistiques par exemples. On peut s’imaginer également des applications dans la gestion, la fonction achats, le domaine financier et comptable, les ressources humaines… L’IA va intervenir dans le back office, au niveau des robots d’acheminement du médicament en optimisant les flux grâce au machine learning.
Quels sont les deux autres domaines d’application de l’IA dans le monde officinal ?
Aujourd’hui, l’IA intervient déjà dans la prise en charge du patient, dans des processus d’apprentissage à partir d’images médicales numériques, c’est le cas en ophtalmologie, par exemple. Ces solutions algorithmiques sont ainsi opérationnelles et aident à la prise de décision médicale. Le pharmacien, dans son rôle de professionnel de santé, pourra être le point d’entrée pour l’accès à ces algorithmes. Il sera le premier interface d’aide à la mise en relation, avant un deuxième avis.
Ensuite, troisième application, l’IA peut également être envisagée dans le pilotage du parcours patient. Dans une perspective de santé publique, elle va aider, à partir d’une base de données déterminées, à orienter les patients chroniques, par exemple. On peut ainsi s’imaginer que dans le cadre d’une CPTS (2), l’IA puisse aider à définir le parcours de soins du patient. Il sera intéressant d’observer au fil du temps combien le pharmacien dans le cadre de son activité sanitaire peut agir de manière complémentaire en tant que point nodal, en tant que lieu d’alimentation en données de vie réelle ; il restera bien évidemment à régler la question du consentement du patient. Ce qui pourra déboucher sur des motifs de prise en charge du patient. En résumé, on peut dire que le pharmacien peut être considéré comme « un lien hypertexte » entre l’IA appliquée à la logistique, l’IA dans le domaine médical et enfin l’IA dans le parcours de soins.
Quelle instance est, selon vous, la mieux placée pour soutenir les pharmaciens dans l’appropriation de l’IA ?
Il s’agit d’une vraie question de méthode. Cela relève sans doute d’un élargissement du rôle des pouvoirs publics, dans le cadre de la transformation numérique, le Health Data Hub, de la mise à disposition d’un cahier des charges et d’outils de collecte. L’assurance-maladie a certainement un rôle à jouer. Il faut trouver un mécanisme d’accompagnement pour mettre en place le e-parcours dans les CPTS, par exemple. Ou encore pour faire la jonction, trouver les clés de contact qui permettent de rendre la transformation numérique palpable et intelligente à l’officine.
Les pharmaciens doivent-ils mutualiser leurs moyens pour aborder le dossier de l’application de l’IA à l’officine ?
Il est évident qu’il existe une taille critique dans la production de données. Mais il existe une régulation positive à l’échelle de la production des volumes nécessaires. Cela dépend des cas concrets de l’utilisation qu’on fera de l’IA, et ce à partir de données qualifiées.
L’enseignement majeur de la diffusion de l’IA est qu’il faut lever les craintes des professionnels pour qu’ils puissent se l’approprier. S’ils se sentent à l’aise, cela se passe bien, ils s’en emparent. Je prends l’exemple des radiologues qui sont parvenus à créer un écosystème d’intelligence artificielle d’imagerie médicale au sein de Drim France IA. L’orientation doit être donnée par les représentants de la profession. Reste à trouver la bonne granularité.
Les groupements de pharmaciens peuvent-ils jouer ce rôle fédérateur ?
Pour que les systèmes fonctionnent, il faut une régulation positive. Il faut effectuer un travail de diagnostic sur la disponibilité des données effectives pour le pharmacien. L’écosystème doit instaurer un dialogue avec le patient et avec la chaîne industrielle. Si le système est bloqué, il faut impulser une marge de manœuvre pour garantir le dialogue avec les industriels et les pouvoirs publics. La réponse est dans une organisation de la profession. Les pharmaciens sont tout à fait capables de relever ce défi, ils l’ont prouvé avec le DP. La question est de savoir comment on positionne le pharmacien à la fois en tant qu’opérateur et bénéficiaire de cet écosystème.
Quelles limites percevez-vous dans l’utilisation de l’IA à l’officine ?
Comme nous l’avons vu, le pharmacien se trouve au carrefour de trois domaines d’application de l’IA. Le seul conseil à donner est que l’IA ne peut être partout. Il faut déterminer le sujet le plus pratique, ce peut être le recours de l’IA dans les fonctions supports ou bien demain l’accessibilité au chatbot, un programme analysant la situation du patient, par exemple.
J’ajouterai qu’il faut une notion supplémentaire dans la régulation des enjeux éthiques, celle de « garantie humaine ». C’est un beau principe qui consiste à introduire un cran de supervision de la machine par l’Homme. Il revient à celui-ci d’identifier les points critiques, soit sous la forme d’un deuxième avis, soit sous la forme d’un collège de « garantie humaine » qui appréhendera les événements indésirables ou au hasard.
En tout état de cause, il faut veiller à ne pas basculer dans la sur-réglementation qui bloquerait l’innovation.
Nous avons tout intérêt à stimuler l’accès à l’IA depuis le territoire français, car qu’on le veuille ou non, l’innovation va arriver, le numérique rend les systèmes plus poreux, multipliant les cas d’usage et quoi qu’il en soit les patients voudront y avoir accès.
(1) "S.A.R.R.A, une intelligence artificielle". Éditions Beta Publisher. Juin 2018.
"La machine, le médecin et moi". Éditions de l'Observatoire. Novembre 2018.
"La révolution du pilotage des données de santé". Éditions hospitalières. Mai 2019.
(2) Communauté professionnelle territoriale de santé.
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