Jusqu’à présent « la prime à la taille » était la formule consacrée par les experts-comptables pour conceptualiser la croissance exponentielle des pharmacies en fonction de leur chiffre d’affaires. Aujourd’hui, la taille est clairement devenue un élément discriminant, souligne Philippe Becker, expert-comptable et directeur du département Pharmacie chez Fiducial. Pour parler de manière plus lapidaire, en deçà d’un certain seuil d’activité (chiffre d’affaires inférieur à 1 million d’euros) l’officine joue sa survie.
Pas question, par exemple, pour ces petites structures de profiter de la hausse de 2 % de l'activité, observée en moyenne sur le réseau entre 2018 et 2019, et qui porte le chiffre d'affaires moyen à 1,607 million d'euros pour Fiducial, ou à 1,882 million d'euros chez CGP. Fiducial signale même une baisse de 1,20 % du chiffre d’affaires pour les officines dont le chiffre d’affaires n’excède pas 750 000 euros. De même, au sein du réseau CGP, les experts-comptables notent une inflexion de 0,34 % de l’activité dans les officines d’un chiffre d’affaires de 1 à 1,5 million d’euros, et de 0,36 % dans celles dont le chiffre d’affaires n’excède pas 1 million d’euros (1).
À l’inverse, les officines de plus de 2 millions de chiffres d’affaires enregistrent une croissance d’activité supérieure à la moyenne (2,73 % selon les deux cabinets comptables) avec des pointes de 3,37 % pour celles dont le chiffre d’affaires se situe entre 2,5 millions et 4 millions d’euros. Enfin, la croissance du chiffre d’affaires des officines de la tranche supérieure (plus de 4 millions d’euros de chiffre d’affaires) culmine à plus 5,46 %.
Décrochage des petites officines
Cette polarisation du réseau officinal n’est pas nouvelle mais elle tend à s’aggraver au fil des ans : selon CGP, 63,60 % des officines ont connu une évolution positive de leur chiffre d’affaires en 2019 (52,70 % en 2017-2018), alors que 36,40 % subissaient un recul. Ce rapport est quasi-équivalent chez Fiducial, avec 64,70 % des officines en croissance, contre 35,30 % en baisse (57,12 % en croissance en 2017-2018).
« Plus une pharmacie est importante et plus elle se développe », conclut Philippe Becker, indiquant que l’année 2019 ne déroge pas à cette règle déjà observée précédemment. « Nous l'avions déjà anticipé, mais la tendance de fond s'est accélérée et rien ne semble l'arrêter, nous en avons désormais la matérialité. La question est de savoir ce qu'on fait de ce constat : c'est une question à la fois philosophique et politique », affirme l'expert-comptable. « Il y a encore vingt ans, on pouvait très bien vivre d'une petite officine si elle était gérée correctement », se souvient-il, en précisant que la petite taille n'est pas propre au milieu rural.
La « taille » est désormais un critère aussi révélateur, sinon davantage, que les autres critères, comme la segmentation ou la typologie. De fait, les variations du chiffre d’affaires entre 2018 et 2019 par zone de chalandise ne laissent apparaître aucune dissonance significative. Certes, victimes de la désertification médicale, comme le souligne Philippe Becker, les pharmacies des zones rurales progressent moins que leurs homologues des zones urbaines (+ 2,12 %) et que les pharmacies de centre commercial (+ 3,57) mais la croissance de leur chiffre d’affaires reste, à 1,71 %, proche de la moyenne nationale.
« Par conséquent on peut dire que la taille pénalise l’évolution de l’activité » analyse en substance l’expert-comptable, qui constate « un décrochage de la petite pharmacie ». « Il est fort probable, observe-t-il, qu’un bon nombre de ces petites officines se retrouve dans les statistiques de l’Ordre des pharmaciens qui font état de 220 licences rendues en 2019. » Ces disparitions d’officine ont d’ailleurs une incidence sur l’évolution globale du chiffre d’affaires des autres pharmacies, poursuit l'expert-comptable, « comme chaque année il faut avoir à l’esprit que, dans la variation du chiffre d’affaires, on doit intégrer une croissance imputable à la disparition de ces officines. En 2019, elle est de l’ordre de 0,3 % ou 0,4 % ».
L'EBE, cote d'alerte
L’effet taille a son importance également en termes de rentabilité, comme le démontre Joël Lecœur, président du réseau CGP. « Les économies d’échelle vont avoir un impact sur l’excédent brut d’exploitation (EBE) qui résulte du différentiel entre la marge brute et les frais – frais généraux et frais de personnels », relève-t-il. À titre d’exemple, l’expert-comptable cite le poids des frais de personnels dans une officine tenue par un seul titulaire, soit 11, 29 % du chiffre d’affaires, alors que ce ratio n’atteint que 9,54 % dans une pharmacie gérée par deux associés, et par conséquent de taille plus importante. L'EBE est sans aucun doute la cote d'alerte la plus fiable. Car, constatent les experts-comptables, les petites officines qui n'ont plus le seuil de rentabilité nécessaire pour rémunérer leur titulaire, sont appelées à disparaître.
La discrimination à la taille se retrouve, sans surprise, dans la rémunération moyenne nette des gérants. Selon les statistiques de Fiducial, le titulaire d’une officine d’un chiffre d’affaires de moins de 750 000 euros ne pourra se rémunérer qu’à hauteur de 33 800 euros par an. Soit 12 700 euros de moins que la moyenne nationale. Quant au titulaire d'une officine en structure IS, réalisant un chiffre d'affaires inférieur à 1 million d'euros, il perçoit, selon le réseau CGP, une rémunération annuelle de 21 300 euros. « Un montant qui interpelle au regard des six années d'étude, est-il suffisant pour maintenir le maillage officinal ? C’est une question de fond », remarque Joël Lecœur. Il est vrai qu'on est loin des 58 300 euros annuels que peut s’octroyer un pharmacien dont le chiffre d’affaires se situe entre 1,5 et 2 millions d’euros (2). Et des 74 000 euros de son confrère dont l’activité annuelle dépasse les deux millions d’euros.
La reconquête du marché vétérinaire
Ces disparités et la question de la survie des petites officines de manière plus générale sont un problème de fond que les experts-comptables adressent aux représentants de la profession : « Nous faisons le constat qui se dresse devant vous », interpelle Philippe Becker. Joël Lecœur tient à préciser que le cœur du problème est la taille et non le prix d'acquisition. « On trouve des affaires très accessibles aujourd'hui à 100 000 ou de 150 000 euros », déclare l'expert-comptable. Le critère est leur taille ; suffira-t-elle à permettre à des jeunes de s'installer ? Et de vivre de leur activité ? Des questions d'une brûlante actualité.
Gilles Bonnefond, président de l'Union des syndicats de pharmaciens d'officines (USP0), reconnaît que la disparition des petites structures pose à terme la question du maintien du maillage territorial. Cependant, les raisons des difficultés de ces petites officines ne sont pas uniquement exogènes au réseau officinal. Ainsi, Gilles Bonnefond pointe du doigt « l'hyper-concurrence exercée par les grosses pharmacies et qui affaiblit les petites officines de centre-ville ». Le président de l'USPO avance trois pistes pour sauvegarder ces petites structures : leur donner des facteurs de croissance en valorisant certaines missions, comme l'accompagnement des personnes âgées, renforcer la coopération avec les médecins, notamment par des protocoles et des équipes de soins primaires, et enfin redonner aux pharmaciens, notamment en milieu rural, la main sur le marché des médicaments vétérinaires aujourd'hui concentré sur les cabinets vétérinaires. « C'est un facteur de croissance non négligeable. Les pharmaciens en étant compétitifs pourraient apporter une réponse aux éleveurs. On l'a vu pendant le confinement, les cabinets vétérinaires étaient fermés et on a eu une demande importante », rappelle Gilles Bonnefond, appelant la profession à reconquérir ce marché.
(1) Résultats économiques et financiers des officines françaises, année 2018-2019. Sur 2 284 officines, soit près de 11 % des pharmacies françaises, 498 suivies par Fiducial, 1 786 par le réseau CGP.
(2) Statistiques Fiducial.
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