Quand il parle de la révolution numérique, le philosophe Bernard Stiegler ne voit qu’un équivalent : le passage de la culture orale à la culture écrite dans l’humanité. Pour Benoît Thieulin, président du Conseil national du numérique et fondateur de Netscouade, la révolution numérique est comparable à l’invention de l’imprimerie, qui a été suivie de « deux événements majeurs : la Renaissance, qui nous a fait porter un regard totalement différent sur la culture et la science, et la Réforme, c’est-à-dire l’accès direct à la Bible, la désintermédiation ». L’expert du digital en est convaincu : on vit le même processus, mais la transformation est bien plus rapide. Ce qui a pris plusieurs siècles pour que la révolution de l’imprimerie soit totale se produit sur seulement deux générations concernant la révolution numérique. « C’est d’abord une révolution dans notre rapport à la connaissance et au savoir. Le numérique est en train de bouleverser profondément la manière dont on pense, de la même manière que l’invention de l’imprimerie a complètement restructuré cognitivement notre cerveau. »
La naissance du numérique s’appuie sur la création d’Internet dans les années 1960 aux États-Unis. Si la Toile voit le jour grâce aux budgets militaires américains, Benoît Thieulin rappelle que sa gestation repose sur des étudiants révoltés qui remettent en cause les pouvoirs hiérarchiques, d’abord dans leur famille, puis à l’université, dans la politique et dans l’entreprise. Parmi eux, des visionnaires cherchent à utiliser l’informatique pour accompagner leur révolte. Ils imaginent que dans 20 ou 30 ans, des ordinateurs très puissants et de taille raisonnable seront accessibles à tous. Au-delà de la miniaturisation, l’enjeu devient « la mise en réseau de cette autonomie de calcul qu’on va donner à chaque individu ». C’est ce que Benoît Thieulin appelle « l’empouvoirement », issu d’un terme anglais difficile à traduire : « Dès le départ, ces étudiants l’ont pensé comme une révolution de l’empowerment. Ils ont voulu savoir comment donner plus de moyens, plus de capacités, plus de pouvoir d’agir aux individus pour qu’ils soient autonomes. Être autonome, dans le champ informatique, ça voulait dire avoir un ordinateur à soi et avoir un réseau pour pouvoir échanger et collaborer. C’est ce qui a sous-tendu les visions des pères fondateurs d’Internet et qui fait qu’Internet n’a pas été une espèce de gros minitel. » En lieu et place du minitel, on trouve alors ARPAnet, l’ancêtre d’Internet.
Autoroutes de l’information
Mais c’est d’abord le minitel qui connaîtra un succès assez durable dès les années 1980 en France. Pourquoi ? L’un de ses fondateurs expliquait alors qu’Internet posait trois problèmes. C’est d’abord un réseau ouvert, très plastique et peu dépendant de l’infrastructure technique qui le soutient, ce qui le rend fragile et surtout non sécurisé. Ensuite, Internet est un réseau hyperégalitaire qui ne fait pas de discrimination entre les acteurs, donc offre les mêmes possibilités à une multinationale et au blogueur du coin. Enfin, Internet n’a pas de business model, contrairement au minitel qui fait payer ses utilisateurs. « Ce sont en fait les trois raisons qui expliquent le succès d’Internet. Cela a fonctionné parce que le réseau était hyperégalitaire, très léger, et dont le pari de la diffusion, avant d’être un business model, c’était d’être un outil de connexion pour échanger, coopérer et se rendre des services », analyse Benoît Thieulin.
Pendant que les ingénieurs des Télécoms travaillent sur le projet du minitel, d’autres communautés informatiques de part et d’autre de l’Atlantique créent tous les fondamentaux d’Internet, en gestation dès les années 1970 et 1980, tels que le mail, le forum, les newsgroup… Après avoir envoyé un enquêteur en France pour comprendre le succès du minitel au début des années 1990, le futur vice-président américain Al Gore prononcera un discours resté célèbre où sont employés pour la première fois les mots « autoroutes de l’information » ou Information Highways. Au même moment, « un petit réseau d’universitaires européens géniaux ajoute une fonctionnalité qui fait basculer Internet dans le grand public : le lien hypertexte ». Le numérique surgit alors dans les foyers. Comme lors de la création d’ARPAnet dans les années 1960, c’est avant tout pour échanger et collaborer que les gens l’utilisent. C’est toujours le cas aujourd’hui. « On le voit avec airbnb, c’est une plateforme où le service est rendu par les gens, une place de marché qui va mettre en relation des micro-offres avec des micro-demandes. C’est le même principe pour blablacar, succès français qui a transformé l’auto-stop en covoiturage, dont la microrégulation n’est pas forcément marchande car les défraiements ne permettent pas de gagner sa vie. C’est la même chose pour le couchsurfing qui permet à des gens, qui n’en ont pas nécessairement les moyens, de voyager et se loger. Cette clé de lecture est valable pour le transport, l’hôtellerie collaborative, tous les circuits courts. »
Soif de comprendre
La révolution numérique est en marche et bouleverse désormais des domaines comme l’éducation et la santé, pourtant fortement réglementés, et donc davantage préservés. « Le numérique dévore le monde et la santé n’y fait pas exception », affirme Benoît Thieulin. Mais le numérique en santé est avant tout porteur d’espoirs pour l’amélioration de la santé individuelle et collective. C’est peut-être même un « levier majeur de réduction des dépenses de santé publique ». Loin de ces projections optimistes, le quotidien est déjà chamboulé par l’irruption du numérique avec, pour première conséquence, le changement dans le colloque singulier entre le professionnel de santé et le patient. Les patients se renseignent, avant même d’aller en consultation, et retournent sur Internet après avoir vu leur médecin. « Les gens ont soif de comprendre, plus ils s’intéressent à un sujet et plus ils ont besoin d’un médiateur pour l’expliciter. »
Autrement dit, les patients n’ont jamais autant eu besoin des professionnels de santé que depuis l’avènement d’Internet. « Le phénomène d’empouvoirement et du changement du rapport à la connaissance et à l’information n’est pas que du côté du patient, mais aussi du médecin », ajoute Benoît Thieulin. Car le malade n’est pas le seul à chercher des informations sur le Web, les professionnels de santé en sont aussi de grands utilisateurs pour accéder rapidement à une information précise et ciblée. « D’ici à une vingtaine d’années, peu de diagnostics se passeront des puissances de calculs disponibles. On va de moins en moins aller chez le médecin pour avoir un diagnostic, mais pour pouvoir se le faire expliciter, pour contrôler, valider, discuter. » Dans ce sens, l’apparition des plateformes où les patients se regroupent par communautés répond à la même logique. « C’est une tendance de fond qu’on voit dans d’autres domaines dès lors qu’il y a une accumulation d’expertises, une capitalisation de la connaissance. Quand vous êtes malades, vous vous intéressez à votre problème et vous avez des tas de choses à dire sur le sujet : le partage d’informations se structure de plus en plus. »
Le patient n’est pas le seul acteur à bousculer la médecine et les professionnels de santé, certains n’ont même rien à voir avec ce domaine. Ainsi, Google se rend compte qu’en géolocalisant les recherches faites par les Américains sur le rhume et ses symptômes, il cartographie en fait l’épidémie avec une précision redoutable, bien plus efficace que n’importe quel type de veille sanitaire. Plus récemment, en pleine crise Ebola, alors que l’aide peine à atteindre certains territoires non cartographiés, le mouvement « Open Street Map » donne les moyens de participer à la cartographie des villages, des routes, de l’organisation du territoire. Dans un deuxième temps, des médecins ont demandé l’aide d’un opérateur de téléphonie, Orange en l’occurrence, pour connaître les déplacements des individus grâce à leur téléphone portable. « Lors d’une épidémie, connaître à la seconde près et au mètre près les déplacements des populations sur un territoire en fonction des foyers détectés, cela donne une idée très nette des déplacements potentiels de l’épidémie. » Ces exemples ont poussé Benoît Thieulin, dans son rapport sur la santé numérique, à préconiser non seulement le développement du « réflexe numérique dans la gestion des crises sanitaires », mais aussi à « encourager – et en cas de crise sanitaire rendre obligatoire – le partage de données d’acteurs privés au service d’objectifs de santé publique, dans le respect des droits fondamentaux et de l’équilibre des intérêts des parties prenantes ».
Confidentialité des données
Ces exemples amènent aussi la réflexion sur la rencontre entre la santé et le big data, ces mégadonnées numériques dont les perspectives d’exploitation semblent illimitées dans tous les domaines. En santé, ces big data sont partiellement alimentées par des capteurs électroniques connectés aux ordinateurs. Les objets connectés ont ouvert la voie au quantified self, permettant de suivre son rythme cardiaque, sa dépense énergétique, les distances parcourues, son poids, son activité physique, etc. Le problème qui se pose aujourd’hui est la garantie de la confidentialité des données. Actuellement, rien ne permet de s’en prémunir. « Les mutuelles pourraient racheter ces données. Grâce à mon bracelet connecté, ma mutuelle s’apercevrait que je ne fais plus beaucoup de vélo car je me suis récemment fait opérer du genou et que j’ai pris 5 kg, elle me contacterait alors pour me dire que ma cotisation va augmenter de 5 % car mes risques ont augmenté de 3 %. Nous ne sommes pas à l’abri de cela, je me souviens à peine du nom de l’application que j’ai téléchargée pour mesurer ces données et je n’ai, bien entendu, pas lu les conditions d’utilisation de vente car ça m’aurait pris trois heures. » Ce sont pourtant ces contrats qui régulent les rapports entre l’individu et les plateformes, insérés dans un contexte juridique difficile à définir quand on ne sait pas dans quel pays sont hébergées les données.
Ce comportement n’est pas propre à Benoît Thieulin. Alors que les Français se sont tous élevés contre l’idée d’une carte d’identité biométrique, ils ont applaudi l’iPhone à reconnaissance digitale. Ce qu’ils refusaient de voir mettre en place par leur gouvernement, sur lequel ils peuvent agir par une prise de voix démocratique, ils l’acceptent sans sourciller d’une entreprise privée. Google peut répondre qu’elle n’oblige personne à acheter son dernier produit. « Comme vous avez le choix de ne pas être sur Facebook, sur Amazon, mais au final vous n’avez pas tellement le choix de ne pas choisir : ou vous êtes connectés, ou vous ne l’êtes pas. Nous n’avons pas le choix d’aller ou pas vers le numérique, la question est de savoir dans quel type de société on veut vivre. » À chacun de revoir ses exigences et à tous de prévoir des limites. Parce que ces plateformes ne demandent l’avis de personne, elles déploient de gros moyens et offrent un service tellement efficace que les consommateurs valident des évolutions qu’ils n’auraient jamais acceptées si on leur avait démocratiquement demandé leur avis.
Redistribution des cartes
Ce dont Benoît Thieulin est certain, c’est que les pratiques en santé vont évoluer : fini la médecine industrielle et les médicaments de masse, place à la médecine personnalisée qui proposera un traitement en fonction de toutes les données compilées sur le patient, de ses comportements, de son ADN, etc. « Je ne sais ni quelle sera la redistribution des cartes entre le médecin, le pharmacien, l’infirmier, ni où seront les lieux de santé. Mais on aura toujours besoin des professionnels de santé, je ne crois pas à l’idée que de gros ordinateurs vont prendre leur place. »
Le tournant qui s’annonce en santé pourrait être aussi important que la découverte des antibiotiques. « Nous sommes au début d’un cycle d’innovations, de médecine plus connectée, plus préventive et plus personnalisée. » Le danger guette car le potentiel de surveillance des populations lié à ces données est immense et rien ne garantit qu’elles ne tombent entre les mains d’entrepreneurs peu scrupuleux. Car les services publics et tous les systèmes traditionnels des États sont actuellement incapables de rivaliser avec la vitesse de développement du privé. « Je lance un appel à ce que les institutions traditionnelles, qui me semblent légitimes, reprennent la main sur ces innovations. Il n’est pas trop tard, la partie ne fait que commencer, mais il faut y aller. Nous en sommes à la première ligne de la première page. » Les grandes plateformes comme Google n’ont pas gagné d’avance, même si leurs innovations ont radicalement changé la vie de tous les internautes. Peut-être même qu’elles ne vont pas gagner parce qu’elles changent radicalement la vie des citoyens. « Paul Krugman (économiste américain libéral - NDLR) dit que Google est en train de devenir un service public. Il souligne en fait que la vie quotidienne est profondément modifiée par des ingénieurs et des entrepreneurs, bien plus que par les décisions des hommes politiques. Cela pose la question du basculement du pouvoir. On a eu besoin des infrastructures publiques pour créer les relais de postes, les chemins de fer, les routes, pour les financer et pour décider de la révolution collective et de la production du droit, mais tout cela est aujourd’hui supplanté par le code informatique, les grands services poussés par les grandes entreprises. Les gens peuvent se dire que leur vie est tellement dépendante de leurs évolutions que c’est là qu’ils veulent avoir un droit de vote. Soit ces plateformes se démocratiseront, soit des rébellions pourraient intervenir sur ces plateformes parce que les gens voudront reprendre le pouvoir et ne pas laisser décider un acteur privé. »
C’est en ce sens que Benoît Thieulin essaie d’alerter les États pour qu’ils reprennent la main sur les grands chantiers qui impactent la vie des concitoyens. « J’essaie de leur dire que leur temps est compté, qu’ils sont en concurrence et que s’ils ne se modernisent pas, le pouvoir sera redistribué ailleurs. » Face à la montée en puissance d’acteurs économiques internationaux proposant des services de santé toujours plus innovants, l’affirmation d’une vision française, voire européenne, en matière de santé devient, au final, un enjeu de souveraineté.
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