Ce mardi matin de mai, Françoise* a eu une légère surprise au moment de recevoir ses premiers patients de la journée. « Je n'avais jamais vu une aussi longue liste. Cela ne date pas d'hier mais là c'est un record. » Adjointe dans une pharmacie de la petite couronne parisienne, elle vient tout juste de scanner le tableau des médicaments en rupture de stock. Alors que l'Agence nationale du médicament (ANSM) a recommandé de limiter l'utilisation de certaines spécialités orales, tel que le Cortancyl (prednisone) ou le Solupred (prednisolone), Françoise confirme que les médicaments à base de corticoïdes sont les plus touchés par les pénuries ces derniers jours. « Les patients savent que ce n'est pas de notre faute, mais ils râlent de plus en plus souvent, ils voudraient comprendre d'où vient le problème », constate-t-elle.
Si elle n'observe pas encore d'effet majeur sur son chiffre d'affaires, ces pénuries lui coûtent du temps et de l'énergie. « Je passe en moyenne une demi-matinée par semaine à me renseigner sur les médicaments manquants. Je compare sur plusieurs plateformes, j'appelle le grossiste, je lui écris un mail s'il ne répond pas… On a vraiment l'impression de devoir partir à la pêche. ». Les pénuries coûtent également une demi-matinée de travail chaque semaine aux trois collègues de Françoise. Spagulax indisponible depuis un mois, difficultés pour trouver du Diprostène, dosages manquants sur une plateforme mais pas sur une autre… Les sujets d'investigation ne manquent pas. À l’instar de ses patients, Françoise aimerait comprendre l'origine du mal. « On ne peut jamais rien anticiper, on ne peut jamais savoir jusqu'à quand le problème va durer. »
Des pénuries qui génèrent, à force, beaucoup de frustration. « On renvoie l'image de gens pas sérieux, cela nuit à notre crédibilité, se désole-t-elle. Un jour, un patient est venu pour de la cortisone. Je lui ai dit qu'il aurait plus de chance de trouver des comprimés chez lui plutôt qu'en cherchant dans d'autres officines. Il a fini par trouver une boîte dans son placard. » La solidarité entre officinaux reste la solution privilégiée lorsqu'un médicament vient à manquer. Mais dans des zones très concurrentielles, comme la région parisienne, un patient contraint d'aller dans une autre officine est un client qui, souvent, ne revient pas, au grand dam de Françoise : « Accepter de subir une perte de clientèle à cause d'un problème qui nous échappe complètement, c'est très compliqué. »
Certains patients préfèrent ne pas commencer leur traitement
À Saint-Pons-de-Thomières, village héraultais entouré par les montagnes, Sylvie Cerdan gère la pharmacie des Tilleuls, la seule de la commune. « Rien que ce matin, deux patients sont repartis sans leurs médicaments. En moyenne, cela arrive 5 fois par jour. » Lorsqu'une référence est absente, difficile de dire au patient d'aller voir à côté, l'officine la plus proche se trouve, en effet, à 15 minutes en voiture. « Les laboratoires acceptent parfois de nous dépanner d'une ou deux boîtes quand on les appelle, mais cela ne permet pas d'aller bien loin. » Comme nombre de ses confrères, il lui arrive fréquemment de mettre une boîte de côté, au cas où un patient particulièrement vulnérable en aurait besoin. Un jour dans son officine, une femme sous chimiothérapie a fondu en larmes en apprenant que le traitement qu'elle était venue chercher n'était pas disponible. Pour trouver des solutions, Sylvie Cerdan fait souvent appel à Facebook. Sur le réseau social, un groupe permet aux officinaux de s'informer et de se dépanner entre eux. « Certains patients refusent de commencer un traitement s'ils n'ont pas la garantie de pouvoir le suivre jusqu'au bout », regrette-t-elle en particulier.
En milieu rural, l'art de la débrouille
À 25 km de là, Frédéric Azéma est à la tête de la pharmacie des Lacs, seule officine de la Salvetat-sur-Agout (Hérault), un village de 1 200 habitants à 700 mètres d'altitude. Dans ce lieu difficile d'accès, les pénuries entraînent leur lot de désagréments et compliquent la réalisation de certaines missions. « Ce fut très embêtant pour la vaccination surtout, je n'ai parfois pas pu aller jusqu'au bout du protocole. On ne peut pas toujours substituer, notamment quand il s'agit de traitements prescrits pour des troubles psychologiques. On réussit à stabiliser un patient grâce au Xeplion (palipéridone) et, du jour au lendemain, il n'est plus disponible. Que fait-on dans ce cas-là ? »
La pharmacie des Lacs est ouverte 24h/24, 7jours/7, et ce depuis 20 ans sans aucune interruption. Depuis qu'il a repris l'officine, Frédéric Azéma observe un autre phénomène. « Dans le monde rural, les gens avaient l'habitude de stocker de grandes quantités de médicaments chez eux. On avait réussi à mettre fin à ces " pharmacies à domicile ". Malheureusement, aujourd'hui, les patients se remettent à stocker pour être sûr d'aller au bout du traitement. » Dans certains cas, Frédéric Azéma ne délivre pas l'intégralité des médicaments figurant sur l'ordonnance, de peur que son officine finisse par en manquer. « Pour 8 ordonnances sur 10 environ, je ne donne pas l'intégralité de ce qui est prescrit. On se débrouille, on informe les médecins pour leur dire de freiner sur tel ou tel médicament. Parfois, je me déplace à l'EHPAD pour voir s'ils ne peuvent pas nous dépanner de quelques comprimés. »
Perte de confiance
Dans le Val-de-Marne, Christine observe le phénomène progresser année après année. Lorsqu'on évoque la question des pénuries avec cette officinale, un adjectif vient spontanément. « C'est démoralisant… J’ai l'impression de mal faire mon métier. » Anticipant l'indisponibilité de certaines références, des médecins n'hésitent plus à adapter leurs ordonnances. « Il arrive de plus souvent de voir médicament x, ou médicament z, ou médicament y… et parfois aucun des trois n'est disponible », confirme-t-elle avec amertume. Pour Christine, l'observance des traitements pâtit largement de ces pénuries, qui produisent un autre effet pervers selon elle : « Quand un médicament n'est plus disponible, cela instille le doute. Le patient peut penser qu'il a été retiré à cause d'une impureté mais qu'on n'ose pas lui dire. Les pénuries ébranlent la confiance des patients envers leurs pharmaciens mais aussi envers les médicaments dans leur ensemble. »
*Le prénom a été modifié
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