L’union fait la force. La profession a fait sien cet adage depuis plusieurs décennies. Les groupements de pharmacies puis la création des fédérations de groupements, le CNGPO et l’UDGPO et enfin la naissance de Federgy, la chambre syndicale des groupements et enseignes de pharmacies, participent tous de cette volonté de s’unir pour peser davantage dans les négociations. Que celles-ci soient économiques face aux laboratoires, politiques devant les pouvoirs publics et même juridiques en ce qui concerne les combats menés par l’UDGPO tout au long de ces dernières années pour faire entendre en France comme au niveau européen, les intérêts et les spécificités de la pharmacie française.
Toutefois, les récents rapprochements qu’a connus le marché officinal témoignent davantage d’une nécessité quasi vitale. Pour rester compétitifs, petits et moyens groupements, qu’ils soient régionaux ou nationaux, doivent s’adapter. Y compris par un processus de fusions-acquisitions. Vue comme inéluctable par les décideurs et observateurs du marché des groupements, cette concentration est source d’opportunités, mais elle peut être aussi à l’origine de disparitions, via des processus d’absorption. Quoi qu’il en soit, elle redessine, sinon polarise, le réseau officinal désormais composé de différentes forces en présence : coopératives, groupements appartenant à des répartiteurs et d’autres adossés à un fonds d’investissement. Pour les pharmaciens, cette évolution soulève des questions cruciales, et fait émerger des interrogations quant à l’indépendance de leur exercice professionnel. Évoluant dans un cadre de plus en plus compétitif tant au niveau commercial que financier, les titulaires doivent-ils désormais trancher, voire choisir leur camp ? Les fusions passées et à venir ont-elles pour conséquences -entre autres- de polariser le marché officinal entre modèles privilégiant les pratiques commerciales et modèles axés sur le rôle de professionnel de santé du pharmacien ? Pas si sûr. Le marché n’est pas aussi manichéen qu’il y paraît. C’est en tout cas ce qu’affirment ces groupements pour lesquels les fusions confèrent plus de poids financiers pour, justement, donner à leurs adhérents les moyens de réaliser les missions de santé publique qui sont désormais les leurs.
Car le régulateur a lui aussi sa part de responsabilité dans le phénomène de concentration des groupements. Elle n’est que la réponse aux pressions exercées sur le marché officinal. Le droit de substitution et les missions nées sous l’impulsion de la loi HPST appartiennent désormais à l’histoire. Certes. Cependant, ces bouleversements et l’érosion continue du prix des médicaments remboursables ont conduit inexorablement les pharmaciens à repenser leur modèle organisationnel. Et à travers lui, les groupements eux-mêmes. Jusqu’à les mener à constituer un contre-pouvoir au travers de leurs fédérations, CNGPO, UDGPO et Federgy. Celles-ci s’engageant à promouvoir des politiques favorables à une concurrence saine et équilibrée. Y compris à protéger les petites et moyennes pharmacies contre les effets négatifs de la concentration.
La force du collectif
Plus récemment, la crise Covid-19 a joué un rôle d'accélérateur, confirmant l'importance des réseaux coordonnés avec l'attribution de nouvelles missions comme la vaccination et les tests de dépistage. Cette période a définitivement consacré le rôle central des groupements, devenus essentiels non seulement dans la mutualisation des coûts, mais aussi incontournables pour l'expertise technique et réglementaire qu'ils apportent. Aujourd'hui, rejoindre un groupement apparaît moins comme un choix que comme une nécessité pour faire face aux mutations continues de la profession pharmaceutique. L'élargissement continu des missions des pharmaciens nécessite des investissements toujours plus importants en formation et en équipements. Cette évolution favorise paradoxalement les grands groupements qui disposent des moyens financiers nécessaires, accélérant potentiellement le mouvement de concentration. De même, la réglementation sur la vente en ligne, qui s'est précisée récemment, avantage également les structures importantes capables d'investir dans des plateformes digitales performantes. Ceci pourrait encourager les petits groupements à se rapprocher de structures plus importantes pour rester compétitifs.
Dans le même esprit les rapprochements entre groupements doivent faire l’objet d’une réflexion stratégique en amont. « Il faut maintenir un cap, une cohérence, afin de permettre de poursuivre le projet originel du groupement, tout en apportant les moyens et les synergies nécessaires à la dynamisation de l’activité », croit Rafael Grosjean, fondateur de Pharmodel. Les petits groupements régionaux n’ont pas échappé à la dynamique du rapprochement, comme le souligne Jean-Claude Pothier, président de DPGS, PDG d’Apsagir et secrétaire de Federgy. « Notre stratégie est collective et coordonnée : notre force du collectif est mise au service de l’indépendance et de la souplesse régionale. » Même intérêt pour Virginie Rocourt, présidente de Pharm & Free. « Se regrouper a été pour les groupements régionaux une démarche alternative pour résister aux tentatives d’absorption. Nous mutualisons les moyens pour apporter à chaque groupement exactement les mêmes armes et les mêmes services que dans une structure nationale. Nous privilégions des structures à taille humaine où l’adhérent constitue un rouage essentiel à un mécanisme vertueux. » La mise à disposition d’outils innovants et les investissements qui la conditionnent sont un critère de séduction. Hygie 31 est ainsi parvenu à convaincre successivement plusieurs groupements (Pharmacorp, Pharmacyal, Magdaleon…) à rejoindre son écosystème. Depuis l’été dernier, l’accès à une plateforme de plusieurs dizaines de milliers de références en parapharmacie a été offert à ces pharmacies de typologies traditionnelles adhérentes de ces groupements régionaux.
Rapports de force
Selon Laurent Filoche, président de Pharmacorp et de l’UDGPO, le mouvement de concentration n’en est qu’à ses débuts. « Pour le moment, le marché est encore très fragmenté. Les plus gros groupements représentent 1 000 pharmacies sur 20 000. À partir de 10 à 20 % du réseau, on peut estimer qu’on atteint la taille critique nécessaire », observe-t-il, convaincu qu’à terme, le marché comptera cinq ou six groupements. Selon ses dires, Hygie 31, auquel Pharmacorp s’est rallié il y a deux ans, est régulièrement approché par des groupements qui souhaitent rejoindre ce groupe. « Notre croissance va s’accélérer, tous les dirigeants de groupements l’ont compris. Autrefois, un groupement de 100 pharmacies était important, aujourd’hui il en faut au moins dix fois plus. » Le rapport de force s’intensifie avec les laboratoires (voir page 22). Toutefois, il ne répond pas à des logiques communément admises selon lesquelles la loi du plus fort domine le marché. Selon les observations des groupements, les laboratoires opteraient davantage pour un autre adage. Diviser pour mieux régner, serait plutôt la ligne de conduite qui les inciterait à pousser à la création de petits groupements afin de s’assurer que les grands groupements ne prennent pas trop d’ampleur. À rebours donc du phénomène de concentration observé actuellement.
Ce serait une erreur de considérer que cette tendance n’obéit qu’aux lois du marché. Sur un marché aussi réglementé qu’est la pharmacie d’officine, les fusions et acquisitions restent encadrées in fine par une règle qui pourrait limiter les concentrations trop importantes. Obligation de majorité du capital détenu par des pharmaciens, limitation du nombre d'officines détenues par un même pharmacien, règles de territorialité pour l'implantation des officines (quotas de population), contrôle des ARS sur les transferts et regroupements d'officines n’en sont que les principales. Sans compter que les pouvoirs publics ont tout intérêt à maintenir leur vigilance sur l’intégrité du maillage officinal. Aussi, il ne serait pas absurde de voir émerger des velléités politiques visant à réguler ou tout au moins à encadrer la concentration des groupements. Sinon à instaurer des seuils d'alerte au niveau régional sous forme de ratio maximum d'officines affiliées à un même groupement. L’alerte a déjà été donnée le 21 octobre dernier. Parmi les quelque 1 523 amendements déposés au Projet de loi de financement de la Sécurité sociale 2025, celui du Dr Cyrille Isaac-Sibille qui proposait ni plus, ni moins « l’interdiction de tout groupement, société coopérative ou réseau constitué entre officines ». Dans cet amendement publié le 18 octobre, le député de la 12e circonscription du Rhône, ORL de profession, affirmait que « les groupements pharmaceutiques, en cherchant à mutualiser les ressources et à négocier des conditions avantageuses, favorisent essentiellement les grandes officines au détriment des plus petites », et « menacent la diversité du tissu officinal, augmentant le risque de marginalisation des petites pharmacies indépendantes ». Jugeant que les groupements représentent « un maillon intermédiaire non nécessaire dans la chaîne de distribution » et « ne remplissent plus aucune fonction véritablement utile », le député du mouvement démocrate considérait que leur interdiction pouvait « restaurer une distribution pharmaceutique plus équitable et respectueuse des impératifs de santé publique ». Une menace à peine déguisée à l’heure où les groupements se mettent en ordre de marche pour gagner en visibilité et en puissance.
Autorégulation
La réponse de la profession ne s’est pas fait attendre et elle a porté ses fruits. Federgy, a immédiatement exprimé « sa stupéfaction et son incompréhension » devant la proposition du député, l’accusant de « ne pas connaître le fonctionnement des groupements et leur rôle dans l’écosystème officinal ». Son président, Alain Grollaud, n’a ainsi pas manqué de rappeler que 94 % des titulaires de pharmacies adhèrent à un groupement et que 98 % en sont satisfaits. Laurent Filoche, de son côté, s’est dit « estomaqué » par cet amendement : « Il faut avant tout savoir qui a soufflé l’idée à ce député. Je refuse de croire qu’il n’est pas téléguidé. La question étant par qui ? » L’amendement, jugé irrecevable dès le 21 octobre en vertu de l’article 98 du règlement de l’assemblée nationale (qui stipule que les amendements ne peuvent porter que sur un seul article), a été rejeté pour une question de forme, et non de fond. Ce n’est donc peut-être que partie remise.
D’autant que le législateur s’intéresse de près à un autre corollaire de la concentration du marché : la financiarisation (voir page 25). Les parlementaires, sensibilisés à cette problématique par le biais du rapport de la commission sociale du Sénat en septembre dernier, pourraient être incités à créer un cadre réglementaire protégeant le réseau des influences financières extérieures. Ou tout au moins exigeant la création d’un registre public des participations croisées entre structure et la traçabilité des flux financiers au sein de montages complexes. L’objectif est de maintenir la transparence sur certains projets de fusion ou de rachat entre groupements, et d’éviter une concentration excessive du marché. La profession, alertée par les risques encourus en cas de financiarisation accrue de son secteur, doit relever le défi. Elle devra à l’avenir démontrer sa capacité d’autorégulation ainsi que sa volonté de participer aux consultations législatives. Ses instances se doivent également d’intensifier les contrôles des dossiers d’installations et de soutenir des politiques favorables à une concurrence saine au sein du réseau. Quand ce n’est pas tout simplement la promotion de structures alternatives, conçues sur le modèle coopératif (voir page 24). Un modèle de groupements qui, visiblement, n’est en aucun cas un frein à la croissance externe.
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