Soumission chimique : que peut faire le pharmacien ?

Par
Publié le 05/10/2023
Article réservé aux abonnés
Après une vague de dénonciation d’agressions en milieu festif facilitées par l’administration de substances à l’insu des victimes, des voix s’élèvent contre la soumission chimique dans le cercle privé… et interpellent notamment les pharmaciens.
Un phénomène qui ne concerne pas seulement le monde de la nuit

Un phénomène qui ne concerne pas seulement le monde de la nuit
Crédit photo : GARO/PHANIE

Peu après la rentrée, les bars, discothèques, etc. ne désemplissent pas. Cependant, malgré la chaleur de la fête, on sent parfois un froid. « Tu peux surveiller mon verre quelques minutes ? » La menace de la soumission chimique plane.

Et pour cause : ces dernières années, des voix se sont élevées contre « l’administration à des fins criminelles ou délictueuses d’une substance psychoactive à l’insu de la victime ». Ainsi, en 2021, une vague de témoignages de victimes agressées en milieu festif avait déferlé sur les réseaux sociaux, avec le hashtag « balance ton bar ». Et ce printemps a été lancée une campagne d’information sur « la soumission chimique dans le cercle privé, intrafamilial », baptisée M’Endors Pas. Une initiative qui ne vise pas qu’à sensibiliser « le plus grand nombre », mais qui cible également – afin qu’ils contribuent à « mieux prévenir, (…) protéger et (…) optimiser la prise en charge des victimes » – les professionnels de santé. Pharmaciens y compris, souligne Caroline Darian, fille de victime et instigatrice du mouvement.

Une implication logique si l'on considère le fait que la soumission chimique repose principalement sur le détournement de médicaments. « Historiquement, la soumission chimique a été mise en évidence chez des enfants qui se voyaient administrer des benzodiazépines par leurs parents », indique le Pr Pascal Kintz, toxicologue à l’Institut de médecine légale de Strasbourg. Depuis, une enquête annuelle de l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM), fondée sur le signalement de cas de soumission chimique au réseau d’addictovigilance, confirme régulièrement la prédilection des agresseurs pour les médicaments, en particulier sédatifs et amnésiants, souvent cachés dans un vecteur (boisson, nourriture). Aussi, en juillet 2023, le dernier volet de l’étude constate que « les médicaments psychoactifs sont majoritairement incriminés (56 %) ». Le panel est vaste, bien au-delà du célèbre GHB, avec des benzodiazépines, antihistaminiques, opioïdes, neuroleptiques, etc., dans des galéniques variées.

Problème de santé publique

Raison de plus pour solliciter les professionnels de santé : la soumission chimique constituerait un enjeu de santé publique du fait de ses conséquences cliniques : « chutes et traumatismes divers, accidents de la voie publique, trouble de l'usage de substances et (…) du comportement alimentaire, grossesses non désirées, (…) retentissement psychologique important (…), décès », énumère Leila Chaouachi, pharmacienne du centre d’addictovigilance de Paris, experte sur l’enquête de l’ANSM et soutien à la campagne M’Endors Pas. De surcroît, « la soumission chimique ne concerne pas seulement quelques faits divers », déclare Caroline Darian. « Chacun connaît sans doute au moins une victime », soutient Maxime Samaille, pharmacien à Saint-Martin-d'Hères, qui a réalisé une enquête auprès d’une centaine d’étudiants en pharmacie et de son entourage dans le cadre de sa thèse.

Problème : évaluer la prévalence du phénomène n'est pas chose facile, estime Caroline Darian qui pointe « un chiffre noir ». Car, précise Leila Chaouachi, « le dépôt de plainte est rendu difficile du fait de l’amnésie, et de potentielles relations d’emprise ». Des relations d’emprise particulièrement notables en milieu intrafamilial, où la soumission chimique pourrait justement s’avérer moins rare que ce que l'on peut croire. Une étude rétrospective de la base nationale soumission chimique réalisée par le centre d’addictovigilance de Paris chiffre à plus de 58 % la part des soumissions chimiques au domicile entre 2018 et 2021, détaille Leila Chaouachi.

Quoi qu’il en soit, la question de l'intervention des pharmaciens se pose. Notamment parce que, comme l’observe l’ANSM, les agresseurs ont de plus en plus recours à des drogues – notamment stimulantes, à l’instar de la MDMA – sur lesquelles les pharmaciens n’ont pas prise.

Peu de possibilités de prévention

Même lorsqu'il y a recours à des médicaments, il semble peu aisé de prévenir un passage à l’acte. Au regard de la diversité des profils d’agresseurs, impossible de cerner des auteurs potentiels. Et le contrôle strict des ordonnances ne pourrait éviter la totalité des cas, certains produits détournés pour de la soumission chimique étant accessibles sans prescription, ou hors des circuits officiels, relève le Pr Kintz.

Côté régulateurs aussi, la lutte est difficile. L’adaptabilité des malfaiteurs a pu limiter l’effet de mesures de réduction des risques déjà instaurées – retrait du marché du flunitrazépam, ajout d’un colorant bleu au clonazépam, ou d’arôme amer à d’autres médicaments, etc., énumère Maxime Samaille. Par exemple, « si la sécurisation des ordonnances de zolpidem a limité son utilisation pour de la soumission chimique, la zopiclone continue d’être détourné à cette fin », affirme le pharmacien. « Il est très difficile de faire barrage à une intention criminelle », résume Leila Chaouachi.

Et la vente de dispositifs de défense aux victimes potentielles resterait peu protectrice. Selon Leila Chaouachi, les vernis « antiviols » changeant de teinte au contact de certaines molécules ne recherchent qu’une minorité de substances, dont certaines indisponibles en France. Les bandelettes de test rapide de présence de toxique dans une boisson, elles, devraient être utilisées à chaque gorgée, ce qui apparaît peu faisable (à l’encontre du « lâcher prise » lié à la fête, juge Leila Chaouachi) et très coûteux (50 euros pour 10 tests, non remboursés, précise Maxime Samaille). Et les couvercles à verre « anti-drogues » véhiculeraient des idées contre-productives, poussant « à se méfier uniquement des inconnus et des boissons alcoolisées sans par ailleurs sensibiliser au risque prépondérant d’agression au décours d’une consommation volontaire », estime Leila Chaouachi.

Identifier les cas

L’information au comptoir semble plus utile. Si bien que Maxime Samaille prévoit, « afin d’ouvrir la discussion », d’installer des affiches dans son officine. L'un des enjeux est de déconstruire certaines idées reçues, comme la représentation classique des agresseurs (homme inconnu) et des victimes (filles endormies). « La soumission chimique, c’est aussi une jeune femme qui offre un café piégé à un homme pour le voler, un sportif qui propose à un concurrent un coca plein de sédatif pour remporter un match, etc. », signale le Pr Kintz. Autre stéréotype à combattre : le mantra culpabilisant selon lequel on ne serait « jamais assez prudent ». « Il n’est pas possible de rester en garde en permanence et les messages doivent être clairs : (…) une victime n’est jamais responsable de son agression », insiste Leila Chaouachi.

Et surtout, les officinaux peuvent contribuer à repérer les individus touchés. « Aujourd’hui, les médecins ne sont pas formés à rechercher la soumission chimique, d’où l’errance médicale de certaines victimes », dénonce Caroline Darian. Certes, il n’existe pas de tableau clinique spécifique, toutefois, « les patients manifestent des signes de léthargie et somnolence, et une difficulté à se rappeler certains événements », décrit le Pr Kintz. Des signes parfois répétés, notamment dans la sphère intrafamiliale où des routines insidieuses peuvent se développer ; « Certains se disent : chaque fois que je prends cette boisson, ou que cette personne me sert à manger ou à boire, les trous noirs se reproduisent », rapporte Leila Chaouachi. S’ajoutent des éléments évocateurs de faits délictuels ou criminels. « On peut observer des lésions sur son corps, se réveiller avec des vêtements différents, remarquer des transactions inconnues sur son compte bancaire, etc. », illustre la pharmacienne.

Repérer les éventuelles victimes

Au total, si « en matière de prévention, on est désarmé au comptoir », comme le déplore Maxime Samaille, l’objectif serait de sensibiliser au sujet, et surtout de repérer d’éventuelles victimes pour, in fine, les orienter vers une prise en charge adaptée. Une prise en charge qui repose sur un circuit si complexe que Leila Chaouachi incite, pour l’adressage, à demander conseil auprès du centre d’addictovigilance de Paris, et qui reste à améliorer. En effet, le Pr Kintz note la saturation des services d’accueil de gendarmerie et de police. « S’ils sont débordés, que vous n’avez plus de symptômes, vous ne serez pas prioritaire, et on ne prendra pas forcément votre plainte. » De même, aux urgences hospitalières, « personne ne procédera à des prélèvements en cas d’exposition trop ancienne (et) sans symptômes ». Le toxicologue regrette en outre diverses inégalités territoriales, les urgences médico-judiciaires, habilitées à réaliser les examens et prélèvements sur réquisition judiciaire, n’existant que dans les grandes villes. Et alors que certaines analyses toxicologiques apparaissent très fines à mettre en œuvre, « tous les laboratoires ne disposent pas de machines suffisamment sensibles pour retrouver une éventuelle arme chimique », souvent à demi-vie courte et active à faible dose. Autre inégalité enfin, cette fois économique : sans dépôt de plainte et demande d’expertise judiciaire, les analyses toxicologiques coûtent cher, plus de 1 000 euros, indique le Pr Kintz, d’après le code de procédure pénale.

 

Irène Lacamp

Source : Le Quotidien du Pharmacien