DÈS QUE L’IDÉE de l’expérimentation de la dispensation à l’unité (DAU) a été émise, des pharmaciens sont montés au créneau. Parmi eux, Gilles Bonnefond, président de l’Union des syndicats de pharmaciens d’officine (USPO) est convaincu que cette mesure montre le pharmacien comme étant « responsable du mésusage et du gaspillage », qu’elle va vite s’étendre à d’autres classes thérapeutiques que les antibiotiques, et cela sans résoudre les problèmes de gaspillage et d’antibiorésistance. Un patient non observant qui arrête son traitement avant la fin a, en effet, autant de chances d’avoir ce même comportement, qu’il ait reçu son médicament à l’unité ou dans sa boîte habituelle. D’autant que, selon l’Union nationale des pharmacies de France (UNPF), si les prescripteurs respectent les autorisations de mise sur le marché (AMM) des médicaments, leur ordonnance doit correspondre aux boîtages proposés. Les industriels ont récemment travaillé sur le sujet pour que le nombre de comprimés dans une boîte corresponde bien aux durées de traitement*. Fort de ce constat, le Conseil national de l’Ordre des pharmaciens (CNOP) s’est donc d’abord montré réservé face à cette mesure, rappelant que le gaspillage reposait surtout sur la non-observance des patients, mais pas formellement opposé.
C’est pourquoi l’officine de la présidente du CNOP, Isabelle Adenot, participe à l’expérimentation. Plus exactement, elle fait partie des 25 pharmacies témoins dont les résultats de dispensation pour les 14 antibiotiques désignés** seront comparés à ceux des 75 officines testant la DAU. Tout comme c’est le cas de la pharmacie de Christophe Wilcke, titulaire à Spincourt (Meuse) et président de l’Union régionale des professionnels de santé (URPS) pharmaciens de Lorraine. « Nous ne pratiquons pas la délivrance à l’unité, mais pendant les phases d’inclusion de patients pour l’étude INSERM***, nous expliquons l’expérimentation en cours à ceux dont l’ordonnance comprend l’un des antibiotiques mentionnés. C’est une manière d’engager le dialogue sur l’observance. Environ la moitié des patients sont d’accord pour répondre à l’enquête, mais cela ne préjuge pas de leur avis final sur la dispensation à l’unité. »
Traçabilité.
La Fédération des syndicats pharmaceutiques de France (FSPF) s’est quant à elle montrée favorable à cette mesure anti-gaspillage, à condition que des règles soient introduites pour garantir la traçabilité des médicaments, le respect des dates de péremption et l’information des patients. La FSPF a aussi précisé que le pharmacien devait recevoir une rémunération spécifique pour endosser cette nouvelle mission. Mais les enquêtes menées à deux reprises par le cabinet Call Medi Call pour « Le Quotidien du Pharmacien », en mars et en juin 2014, montrent une assez large hostilité de la profession. Près de 70 % des officinaux y sont défavorables parce que la pratique est chronophage, difficile à mettre en œuvre au comptoir, et ne permettra pas de faire des économies. Un peu moins de 30 % des titulaires indiquent en revanche leur soutien, car ils croient aux économies, à la réduction d’un risque d’automédication ultérieure, et à une meilleure observance des patients. Mais à la question de savoir s’ils se porteraient volontaires pour l’expérimentation, plus de 80 % des pharmaciens répondent non ; moins de 17 % sont prêts à tenter l’expérience.
L’expérimentation a commencé fin 2014, après avoir largement réduit sa voilure. Le test ne sera pas mené ni quatre ans, ni trois ans, mais un an, dans quatre régions françaises, et dans 100 (et non 200 ou 600) pharmacies volontaires, pour 14 antibiotiques. L’INSERM coordonne l’expérimentation et mène une enquête auprès des patients, de la pharmacie et des équipes officinales. Une rémunération a été prévue pour les pharmacies expérimentatrices : un forfait d’entrée dans l’expérimentation de 500 euros ; un forfait supplémentaire sous réserve d’assurer un nombre minimum de délivrances qui peut aller jusqu’à 500 euros (100 délivrances ou plus) ; un forfait supplémentaire selon le nombre de délivrances totales effectuées sur les 12 mois d’expérimentation, pouvant atteindre 500 euros (200 délivrances ou plus). Soit un total maximum de 1 500 euros. Les pharmacies témoins sont rémunérées par un forfait d’entrée dans l’expérimentation de 150 euros, rémunération qu’elles peuvent améliorer de 150 euros de plus si elles recueillent le consentement d’au moins 50 patients pour participer à l’enquête INSERM.
Un premier bilan a été présenté en mars aux syndicats d’officinaux et à la Direction générale de la santé, bilan resté secret car « il s’agit d’un rapport technique intermédiaire dont les résultats ne sont pas présentables ». C’est pourquoi l’INSERM ne communiquera pas avant la fin de l’expérimentation, prévue en octobre prochain, et plus vraisemblablement rendra son rapport final en janvier ou février 2016. Cependant, selon l’UNPF, la méthodologie de l’enquête doit être revue, d’abord parce qu’elle inclut des questions relevant de la vie privée pour le personnel de l’officine, ensuite parce que le volet dédié aux patients est dissuasif et enfin parce qu’elle fait l’impasse sur certains points comme la déstabilisation des stocks ou la charge de travail supplémentaire.
Simple exécutant.
Qu’en pensent les pharmaciens expérimentateurs ? Ce sont les agences régionales de santé (ARS) d’Île de France, du Limousin, de Lorraine et de PACA qui ont lancé l’appel à projet, et même sollicité certaines pharmacies pour réunir le nombre de volontaires souhaités. Car les pharmaciens expérimentateurs ne se sont pas bousculés au portillon. Peut-être une conséquence de l’appel à ne pas participer lancé par Renaud Nadjahi, président de l’URPS pharmaciens d’Ile-de-France. « Mon objectif n’était pas de m’opposer à cette mesure, mais de dire ma conviction que le pharmacien peut faire bien d’autres choses pour lutter contre le gaspillage et l’antibiorésistance. Quand une prescription ne correspond pas à ce qui est prévu par l’AMM du médicament, et donc à son conditionnement, après analyse de l’ordonnance, le pharmacien pourrait prendre contact avec le médecin pour discuter du cas. Je refuse qu’on fasse du pharmacien un simple exécutant de la prescription, un distributeur de comprimés. »
Éric Myon, titulaire de la Pharmacie Homéopathique de l’Europe, à Paris, a été sollicité par l’ARS d’Ile-de-France. Bien qu’hostile à la DAU, le secrétaire général de l’UNPF a endossé le rôle en pensant que « le meilleur moyen de savoir, c’est encore de faire ». Et il joue le jeu puisque, en Ile-de-France, il serait le pharmacien expérimentateur ayant fait le plus grand nombre de DAU. Du 3 décembre 2014 au 17 mars dernier, 1 426 délivrances ont concerné l’un des 14 antibiotiques désignés pour l’expérimentation et 883 ont été documentées. « Très clairement, la dispensation à l’unité n’est pas si courante car prescriptions et boîtages des industriels correspondent. Il n’y a que deux antibiotiques sur les 14 où elle peut avoir une utilité : l’amoxicilline + acide clavulanique et la ciprofloxacine. Je reste néanmoins convaincu qu’on peut faire autrement qu’en passant par la dispensation à l’unité », indique Éric Myon. Par exemple en s’assurant que les médecins font correspondre leur prescription à l’AMM du médicament. Et en sensibilisant les patients à l’importance de l’observance des traitements.
Observance.
« Certains patients sont favorables à l’idée. D’autres se disent pourquoi pas, puis font machine arrière quand ils nous voient découper les blisters avec des ciseaux ou prendre une boîte entamée, parce que ça leur fait penser à de la contrefaçon. Enfin, d’autres refusent d’emblée. » Même s’il n’est pas convaincu, Éric Myon loue les vertus pédagogiques de l’expérience qui ouvre le dialogue avec le patient et permet d’insister sur le respect de la durée des traitements. « Si l’INSERM note une meilleure observance à la fin de l’étude, j’espère qu’il prendra en compte le fait que le comportement du pharmacien expérimentateur joue un rôle important ; il contorsionne son exercice. » En pratique, même si la dispensation à l’unité demande plus de temps que la délivrance d’une boîte, ce n’est pas le plus compliqué à gérer. « On informe le patient pendant deux minutes, s’il est d’accord on découpe, on met dans un sac, on réimprime la notice au besoin. La difficulté vient surtout des logiciels officinaux qui ne sont pas paramétrés pour la gestion des stocks à l’unité. » À cela s’ajoute la méthodologie de l’étude menée par l’INSERM, « qui n’est pas construite pour répondre aux questions de départ, ses conclusions ne seront donc pas valides ».
L’INSERM a prévu plusieurs périodes d’inclusion pendant lesquelles les patients volontaires sont contactés pour répondre à un questionnaire, mais aussi les pharmaciens et leurs équipes. « Le fait de s’appuyer sur du déclaratif présente un biais : peu de patients vont dire qu’ils n’ont pas été observants. Concernant les questionnaires destinés aux équipes officinales, mes collaborateurs se sont étonné qu’on leur demande s’ils étaient bien payés, mariés, heureux… », ajoute Éric Myon. Enfin, le titulaire regrette par ailleurs un manque de cohérence dans la politique de santé du gouvernement : les pharmaciens sont incités à délivrer des grands conditionnements d’un côté, et à dispenser à l’unité de l’autre.
Alain Perrier, président de l’URPS Pharmaciens du Limousin et pharmacien à Seilhac (Corrèze), avait déclaré avant le début de l’expérimentation qu’il se porterait candidat. Retenu, il est surpris du bon accueil des patients lorsqu’il propose la DAU. « Je suis favorable à la participation des pharmaciens dans la lutte contre l’antibiorésistance, c’est pourquoi cette mesure est intéressante, et non pas pour des raisons d’économies pour l’assurance-maladie. Je ne sais pas si c’est la bonne méthode, nous verrons à la fin de l’expérimentation. La pratique demande un peu plus de temps pour préparer une ordonnance, mais l’équipe est rodée maintenant. L’expérimentation nous incite à discuter davantage de l’intérêt d’aller au bout des traitements prescrits, et surtout, si les patients arrêtent leur traitement, de rapporter à l’officine le reliquat. »
Réalité du terrain.
Monique Durand, présidente du Conseil régional de l’Ordre des pharmaciens de Lorraine jusqu’au 9 mai dernier, et titulaire à Champigneulles (Meurthe-et-Moselle), compte une centaine de délivrances concernant les 14 antibiotiques désignés depuis le début de l’expérimentation. Dans 56 % des cas, prescription et conditionnement correspondaient bien. Sa proposition de délivrance à l’unité a été refusée dans 30 % des cas. L’expérience lui semble intéressante et elle note elle aussi que c’est surtout l’amoxicilline + acide clavulanique qui demande un reconditionnement pour délivrer le bon nombre de comprimés, « mais pas seulement ». Un constat que Monique Durand fait tout en notant que l’INSERM ne lui demande rien sur ce point : « L’INSERM n’aura même pas l’avis des patients qui ont refusé la dispensation à l’unité, c’est un biais important qui cache une grande partie de la réalité du terrain. Il ne saura pas non plus le temps que les pharmaciens consacrent à cette activité. » Elle déplore également qu’aucun conditionnement n’ait été fourni pour délivrer le médicament à l’unité au patient. « On utilise des enveloppes de format A4 ou A5 pour reconditionner le médicament, ce qui nous permet d’imprimer le ticket Vitale dessus avec le nombre de comprimés délivrés. » Si la mesure devait se généraliser, Monique Durand espère un meilleur accompagnement des éditeurs de logiciels pour la gestion des stocks.
Convaincue par l’intérêt de lutter contre le gâchis, l’antibiorésistance, et le risque de l’utilisation accidentelle de médicaments non utilisés ou de les retrouver dans la nature, Anne Aubijoux, titulaire à Paris, s’est portée volontaire pour l’expérimentation. « C’est du travail en plus mais cela s’est bien intégré dans le quotidien de l’équipe. C’est une expérimentation, on dispense à l’unité des spécialités qui ne sont, pour le moment, pas conditionnées idéalement pour cela, ce qui sera différent si un jour cette mesure est généralisée. » Ses patients apprécient son engagement et les refus d’une DAU sont « insignifiants ». Ils sont plus nombreux à refuser de répondre à l’enquête menée par l’INSERM. « Les patients nous répondent volontiers car nous entretenons de bonnes relations, mais quand on explique qu’une personne de l’INSERM va les appeler, ils sont plus réticents et disent qu’ils n’ont pas le temps. Un patient sur deux accepte cependant de donner son numéro de téléphone. »
Pour les expérimentateurs aussi, il est encore trop tôt pour savoir si le test est utile, s’il répond aux attentes et si c’est une bonne solution pour améliorer l’observance et lutter contre l’antibiorésistance. Pour en savoir plus, il faudra attendre le rapport de l’INSERM, début 2016.
** Amoxicilline + acide clavulanique, céfixime, cefpodoxime, céfotiam, ciprofloxacine, lévofloxacine, ofloxacine, loméfloxacine, péfloxacine, moxifloxacine, norfloxacine, énoxacine, fluméquine, thiamphénicol.
*** Institut national de la santé et de la recherche médicale.
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