Toxicologie et littérature policière

Poison, polars et pharmacie

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Publié le 16/06/2022
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Quand le Pr Éric Fouassier* - écrivain, académicien et pharmacien -, évoque les poisons, il sait de quoi il parle. Et lorsqu'il focalise son attention sur la place des poisons dans le roman policier, son expertise devient franchement impressionnante. Après une courte typologie du genre romanesque, l'auteur du « Bureau des affaires occultes » nous fait plonger au cœur des intrigues policières les plus toxiques pour en démonter la mécanique intime.

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Eric Fouassier : « Le roman à énigme est un jeu intellectuel où la lecture d'indices disséminés permet au détective (et au lecteur) de découvrir le coupable »
Crédit photo : D. D.

Gardien des poisons et auteur de polars, qui mieux qu'Éric Fouassier pouvait évoquer avec science le rôle des empoisonneurs dans la littérature policière ? À l'occasion du 50e (et dernier) anniversaire de la faculté de pharmacie de Châtenay, l'écrivain a ainsi trempé sa plume dans le poison du crime pour expliquer les ressorts du meurtre assisté par la chimie. De quoi méduser une assistance plus habituée au ronron des vertus du médicament…

Pour mieux faire comprendre son analyse, Éric Fouassier a d'abord brièvement rappelé les caractéristiques des trois grandes catégories de romans policiers : le roman à énigme, le roman noir et le roman à suspense (ou thriller). « Dans chacune de ces catégories, le poison a des fonctions et des rôles bien différents », résume-t-il.

À la découverte des indices

Dans le roman à énigme - qui s'apparente à un jeu intellectuel où la lecture d'indices disséminés permet au détective (et au lecteur) de découvrir le coupable -, le poison est un élément extrêmement récurrent, explique-t-il. « Rendez-vous compte, sur les 81 romans de la reine du polar, Agatha Christie, 43 mentionnent l'utilisation d'arsenic, de strychnine, de morphine ou autres poisons… » Bon réservoir à énigme, le poison est une arme rare dont l'effet peut être retardé (crime en chambre close) ou au contraire, fulgurant (« Bayard et le crime d'Amboise » d’Éric Fouassier). Les indices sont ainsi le plus souvent contenus dans le mode d'action des substances, leurs caractéristiques, la façon dont elles peuvent être préparées, mises en forme et administrées. Pharmacocinétique, toxicologie et galénique sont en quelque sorte convoquées… « Rappelez-vous, par exemple, comment la mort est administrée dans " Le nom de la rose " de Umberto Eco… »

D'autres fois, le poison est « administré » de façon plus originale encore : « Dans " Cérémonies barbares " d'Élizabeth George, par exemple, le poison, le monoxyde de carbone, est produit in situ par déshydratation de l'acide formique par l'acide sulfurique », explique Éric Fouassier, presque sous le charme de ce chimiste maléfique.

Trouver un remède au toxique

Mais alors qu'il est l'objet et le moyen même du délit dans le roman à énigme, « dans le roman noir, le poison est plutôt envisagé comme le symptôme d'une société à la dérive et malade », explique l'écrivain pharmacien. Il y a ici un effet d'inversion, observe-t-il. L'idée est alors plus de trouver un remède au toxique que d'en comprendre la symptomatologie. Des exemples de substances qui planent sur le roman noir ? Éric Fouassier n'en est pas avare : « La constance du jardinier » de John Le Carré, où le poison est le médicament défectueux testé sur des populations fragiles. Ou encore, d'autres toxiques bien connus tels l'alcool (« L'adieu aux anges » de Frédéric H. Fajardie), la drogue (« Rien qu'une belle perdue » d'Éric Fouassier) et parfois même le terrible mélange des deux (« Tchao pantin » d'Alain Page). « Le poison comme symptôme d'un mal-être social, voilà donc ce qui fait la noirceur de ce type de roman », résume le « Dr ES-polar ».

Enfin, le roman à suspense, ou thriller, apparu dans les années 1950 et qui séduit très vite les réalisateurs de cinéma, utilise les poisons d'une façon encore bien différente. « Dans ce genre littéraire, ce sont les émotions des individus qui sont mises en avant », rappelle Éric Fouassier. Et lorsqu'un toxique intervient, « c'est moins la nature même de la substance qui intéresse, que les sentiments et sensations qu'elle provoque chez la victime (et le lecteur). » Par exemple, l'angoisse de la victime qui se croit sujette à un empoisonnement (« Préméditation » de Francis Iles), ou encore la terreur provoquée par le vecteur du poison - souvent des animaux - (« Venin » de Roald Dahl ou « L'effet nocebo » d'Éric Fouassier). Le roman à suspense fait aussi bien sûr la part belle au temps, à ses accélérations ou au contraire son ralentissement. Le temps comme un poison ? Telle est l'autre menace cachée entre les lignes.

 

* Docteur en droit et en pharmacie, Éric Fouassier est professeur d'université et membre de l'Académie nationale de pharmacie. Romancier et nouvelliste, il est l'auteur de plusieurs romans policiers historiques, dont « Le Bureau des affaires occultes » récompensé notamment par le prix Maison de la Presse 2021.

Didier Doukhan

Source : Le Quotidien du Pharmacien