Les mots du client
- « Mon fils a perdu encore d’importantes sommes au jeu ;
- Quand ma fille est stressée, déprimée, elle a tendance à acheter des tas de paires de chaussures qu’elle ne met pas ensuite !
- Théo, mon plus jeune fils, en est venu à passer l’essentiel de ses nuits et de ses week-ends à jouer sur son ordinateur. Pas étonnant qu’il doive redoubler sa seconde !
- J’ai entendu parler d’une clinique spéciale pour les gens qui jouent trop. C’est donc vraiment une maladie ?
- Mon mari rapporte tous les soirs du travail à la maison et s’enferme dans le bureau pour corriger des rapports jusqu’à la moindre virgule. Je n’en peux plus ! »
Quelques définitions
« Addiction » est un emprunt à la langue anglaise, où ce mot désigne un attachement exclusif à quelque chose. Le terme anglais d’« addict », d’où dérive addiction, provient lui-même de l’ancien français : l’addict y désignait la situation d’asservissement dans laquelle tombait un vassal incapable de régler ses dettes à son suzerain. En ce sens, l’addiction recouvre une réalité à laquelle il est possible d’appliquer, par extrapolation, la définition que l’alcoologue Pierre Fouquet donnait de l’alcoolisme : « La perte de la liberté de s’abstenir de boire ». Ainsi, sera tenu pour « addict », pour dépendant, un sujet qui a perdu la liberté de s’abstenir de consommer telle substance, ou de s’adonner à telle pratique…
Le « spectre addictif »
Les termes d’« addiction » et d’« addictologie » consacrent la naissance d’une approche commune, clinique, scientifique mais aussi politique de l’ensemble des conduites de dépendance. Leur apparition est récente en France : ce n’est que dans les années 1990 que se rapprochèrent les professionnels des champs de l’alcoologie, de la tabacologie et de la toxicomanie aux drogues illicites, ce qui se traduisit concrètement par la fondation de sociétés scientifiques (ex : Fédération française d’addictologie), et par l’apparition du mot « addictologie » dans des circulaires ministérielles (ainsi, une circulaire du 16 mai 2007 a répertorié et précisé les articulations entre les structures participant au dispositif de prise en charge et de soins des personnes présentant une conduite addictive). Depuis, ce champ d’investigations cliniques et psychologiques prétend embrasser de nombreux autres types de comportements :
- Les dépendances alimentaires, dans leurs formes extrêmes opposées que sont la boulimie et l’anorexie, bénéficient encore d’un statut singulier et ne sont pas unanimement tenues pour des formes de dépendances, l’une à l’excès de nourriture, l’autre à son manque (peut-être parce que le « produit » toxicomanogène concerné - la nourriture - est d’un usage absolument indispensable et quotidien).
- Les conduites de jeu et d’achat pathologiques comptent indéniablement, pour la plupart des auteurs, dans le spectre addictif, de même que certaines formes de sexualité.
- On inclut également volontiers dans ce spectre certains passages à l’acte avec inscription corporelle, souvent accomplis par des jeunes (tentatives de suicide, conduites d’automutilation, conduites à risques).
Au-delà de cette énumération, le terrain devient plus mouvant et on a ainsi mentionné la possibilité d’addictions au travail (workaholisme, ergomanie), à l’exercice physique (bigorexie), aux nouvelles techniques de communication (technodépendances, cyberdépendance), au soleil (tanorexie), etc. La plupart de ces conduites se présentent en association les unes avec les autres, et sont associées à des troubles psychiques type anxiété et/ou dépression, ces comorbidités étant d’ailleurs l’un des facteurs constitutifs de l’émergence du concept d’addiction en clinique.
Une pluralité d’approches
Plusieurs types d’approches visent à mieux cerner les rapports entre l’homme et ses dépendances. Portées par des écoles de spécialistes ayant des thèmes de recherche différents (psychologues, neurobiologistes), elles ne sont pas mutuellement exclusives et tendent à se compléter harmonieusement.
Approches comportementales.
Ces approches ont permis l’élaboration de critères diagnostiques, dont les plus largement utilisés sont ceux proposés par le psychiatre américain Aviel Goodman en 1990. Ces critères définissent le trouble addictif comme un processus par lequel un comportement, susceptible de permettre à la fois la production d’un plaisir et le soulagement d’une sensation de malaise, s’organise selon des modalités qui incluent à la fois une perte de contrôle et la poursuite de ce comportement malgré la connaissance de ses conséquences négatives. Une place de choix est ménagée à la notion de handicap (en termes de répercussions familiales et socioprofessionnelles notamment) : il est ainsi témoigné de l’envahissement de l’ensemble de la vie du sujet dépendant par la pratique addictive. De même sont intégrées les notions de tolérance et de manifestations de sevrage : cette dernière a été longtemps réservée aux cas d’utilisation pathologique des psychotropes, mais on a pu trouver des équivalents dans de nombreux autres types de comportements addictifs comme, par exemple, le jeu.
Approches psychodynamiques.
Il s’agit ici de proposer des hypothèses compréhensives quant à la fonction de l’addiction pour un individu donné, en référence à l’économie de son fonctionnement psychique et aux exigences de son développement psychoaffectif. Les conceptions actuelles, qui s’appuient sur une meilleure compréhension de la problématique de l’adolescence, tendent à voir dans les conduites addictives un mode d’achoppement du travail psychique de l’adolescence et, en particulier, du processus de séparation-individuation. La dépendance à un comportement répétitif témoignerait d’un lien de dépendance à l’entourage le plus proche (la famille) non résolu et qui ne trouverait pas à s’élaborer par des moyens psychiques propres à l’individu.
Approches neurobiologiques.
La neurobiologie aborde la question du déterminisme génétique des conduites addictives, qui semblent aujourd’hui établies dans un divers nombres de cas. Elle vise aussi à déterminer le rôle joué par les différents neuromédiateurs dans la genèse de ces comportements et la participation des systèmes de récompense centraux (voies dopaminergiques du « circuit du plaisir »). Si les effets des produits pourvus de propriétés pharmacologiques spécifiques restent bien entendu la cible privilégiée de l’approche neurobiologique, les nombreuses « toxicomanies sans drogue » (jeu pathologique, achats compulsifs, etc.) n’en sont pas moins prises en compte, puisqu’elles ont également un impact sur les mêmes systèmes neurobiologiques et obéissent en ce sens aux mêmes logiques.
Quelques exemples d’addictions sans drogues
Il est bien entendu impossible ici d’envisager l’ensemble des comportements humains susceptibles de donner lieu à dépendance. Parti est donc pris de n’en citer que quelques-uns, à titre d’exemples en prise sur la société ou sur l’actualité, en excluant des addictions pleinement reconnues au plan médical et qui justifient à elles seules tout un dossier (jeu excessif par exemple).
Workaholisme (ergomanie).
Le sujet workaholique entretient un rapport de dépendance pathologique à un travail qu’il détourne de son but objectif. Il est perfectionniste, hyperactif, vit dans un sentiment d’urgence permanent, a l’esprit de compétition, une forte personnalité d’entreprise, un désir illimité de satisfaction professionnelle, et voue un véritable culte au travail, ayant des difficultés à gérer ses loisirs et ne parvenant pas à se détendre en vacances ou en week-end. L’addict du travail trouve dans cette occupation, du moins pendant un certain temps, matière à apaiser ses tensions psychiques et à éprouver une satisfaction. Contrairement à d’autres formes de dépendance, le regard social porté sur le workaholisme reste positif. Une origine au moins partiellement génétique de ce trouble a été suggérée par divers travaux.
L’ergomanie induit fréquemment une altération de l’humeur (anxiété, dépression, fatigue chronique, céphalées persistantes, ulcère gastroduodénal, breakdown) accompagnée d’une dégradation de la vie relationnelle, voire de harcèlement professionnel sur des collaborateurs généralement tenus pour incapables de s’acquitter des missions qui leur sont confiées. Toutefois, elle persiste en dépit de ses conséquences les plus négatives : épuisement extrême avec dépression (connu aux États-Unis comme burn-out) pouvant aller jusqu’à la mort par infarctus du myocarde sur le lieu de travail (karoshi décrit au Japon), ou de conséquences également dramatiques par leur retentissement social, le sujet ergomane s’isolant de ses proches tant il est occupé par ses activités professionnelles.
La prévalence du workaholisme serait d’environ 5 % dans la population générale active des pays industrialisés. Des auteurs vont jusqu’à affirmer que, chaque année, au Japon, 40 000 personnes meurent des conséquences directes de leur attachement pathologique au travail…
Cyberaddiction (cyber dérive du verbe grec kubernân, gouverner, diriger, dominer).
C’est le mathématicien américain Norbert Wiener (1894-1964) qui décrivit et posa, en 1948, les jalons d’une science nouvelle, la cybernétique, dont l’objet est l’étude des processus de commande et de contrôle de l’information chez les êtres vivants comme chez les machines.
Les sujets devenus cyberdépendants ne peuvent donc se priver de recourir de façon excessive aux technologies de la communication et de l’information, même au prix d’un désinvestissement progressif des liens socioprofessionnels et par la négligence de leur vie de famille. Malgré les nombreux signaux d’alarme émis par leurs employeurs, amis et proches, ces sujets ne peuvent résister à leur pulsion : se connecter sur Internet. Les spécialistes, majoritairement nord-américains, ont dressé le portrait type du cyberdépendant : jeune adulte de sexe masculin dans 70 % des cas, ayant un QI supérieur à la moyenne, restant devant son écran en moyenne 40 heures chaque semaine.
Les cyberdépendants décrivent trois aspects prédominants de leur vécu : l’idée de communauté (la rencontre d’« amis » on line), la réalisation de fantasmes (adoption de nouvelles personnalités ou « avatars », pratique d’une sexualité virtuelle), la sensation de toute puissance, de pouvoir (accès instantané à l’information et à de nouvelles personnes). Le cyberdépendant présente souvent une conduite de type polyaddiction, mêlant l’addiction au web à d’autres types de toxicomanies sans drogue (dépendance au jeu en réseau ou aux jeux d’argent en ligne, achats compulsifs en ligne, sexualité addictive en ligne, etc.).
Le psychiatre américain Ivan K. Goldberg a adapté les critères typiques de l’Internet Addiction Disorder (IAD) aux critères de l’addiction du DSM-IV. La dépendance est manifeste dans le cas d’une utilisation disproportionnée, mal adaptée d’internet, conduisant à une perturbation définie par trois (ou plus) des critères suivants, sur une période d’au moins douze mois : apparition d’une accoutumance, d’une dépendance avec signes de sevrage (agitation, anxiété, obsessions par rapport à ce qui peut survenir sur Internet, fantasmes, mouvements anormaux des doigts) interrompu par l’utilisation d’internet ou d’un service on-line, présence en ligne beaucoup plus prolongée que nécessaire, désir permanent mais sans succès d’arrêter la communication ou de contrôler l’usage de l’internet, focalisation des loisirs sur Internet et son usage, réduction des activités sociales et récréatives au profit d’internet, persistance dans cette utilisation en dépit de la prise de conscience des problèmes sociaux, occupationnels, relationnels et psychologiques occasionnés ou entretenus par l’emploi de l’internet (privation de sommeil, difficultés conjugales, retard dans les rendez-vous, sentiment d’abandon exprimé par les proches).
L’étape la plus importante du traitement passe par la reconnaissance de la dépendance. Des thérapies de groupe sont réalisées par l’intermédiaire des groupes de parole s’adressant d’une manière anonyme aux cyberdépendants. Ces groupes de parole et d’entraide se retrouvent sur de nombreux sites Internet (ex : Interneters Anonymous).
Dépendance à l’exercice physique (bigorexie).
La pratique excessive d’une activité sportive peut être tenue comme une forme d’addiction sans drogue : la dépendance sportive commence par la pratique abusive d’un sport pour aboutir à l’installation d’un besoin irrépressible de s’y adonner, avec, dans certains cas, survenue de signes de sevrage lorsque ce besoin ne peut être satisfait (le jogging en constitue un exemple aujourd’hui banalisé). Ainsi, la répétition d’entraînements, l’accoutumance du corps au mouvement, la ritualisation et la répétition obsessionnelle ou compulsive des gestes peuvent revêtir une dimension compulsive voire addictive. Ces sportifs ressentent la nécessité de remplir un vide de la pensée ou un vide affectif : l’objet investi est alors le sport et le mouvement. Ce besoin compulsif se manifeste souvent par la nécessité de pratiquer sans relâche son sport mais aussi de contrôler sans cesse son image dans la glace et dans le regard des autres. Il existe plusieurs échelles d’évaluation de l’addiction à l’exercice physique, un domaine de recherche encore mouvant mais qui semble ouvrir d’intéressantes perspectives psychopathologiques.
Achats addictifs.
Les achats pathologiques se traduisent par un besoin irrépressible d’acheter des objets variés dont on a ni le besoin ni l’utilité, sans commune mesure parfois avec les moyens financiers dont on dispose, et par un état de tension qui subsiste tant que l’acte d’acheter n’est pas accompli. L’achat résout la tension, mais l’envie resurgit quelques heures, quelques jours ou quelques semaines plus tard selon un véritable cycle. L’achat est le temps de la réalisation d’une impression de toute-puissance, à laquelle succèdent rapidement culpabilité et regret. Les acheteurs pathologiques ont souvent initié leur pratique par le vécu de sensations agréables, tranquillisantes lors des premiers temps de leur addiction.
Il n’existe pas d’études épidémiologiques évaluant de façon systématique les pathologies associées aux achats addictifs : on retrouve avec une fréquence élevée des troubles anxieux (50 % des cas), des troubles dépressifs (55 %), une toxicomanie ou un alcoolisme (45 %), et des troubles du comportement alimentaire (20 %). Certains auteurs voient surtout dans ces pathologies les conséquences de ces achats incontrôlés qui ont un lourd retentissement financier, familial et social sur l’acheteur.
Il ne faut pas négliger les facteurs sociologiques dans la dimension de l’achat : notre société de consommation fait de la pratique de l’achat un moyen d’affirmer son identité, d’affirmer que l’on existe.
Les conduites d’achat corrélées à une dépression peuvent être limitées par un traitement antidépresseur. Les achats associés à des accès maniaques cèdent, eux, à l’administration de thymorégulateurs. Mais, surtout, les patients doivent pouvoir bénéficier d’une thérapie de groupe (association des « débiteurs anonymes ») ou d’une thérapie cognitivocomportementale.
Co addiction (codépendance).
Il s’agit ici d’une relation addictive dont l’objet est une personne elle-même dépendante (de l’alcool, de drogues, du sexe…). Désignant initialement la situation de conjoints ou d’enfants d’alcooliques ou de toxicomanes, la codépendance est de plus en plus considérée comme une addiction autonome. Le développement d’une théorisation de la codépendance est indissociable du développement du mouvement des Alcooliques anonymes puis de celui d’autres types de groupes d’entraide pour les dépendants : toxicomanes (Narcotiques anonymes), joueurs pathologiques (Gamblers Anonymous), « outre-mangeurs » (Over-Eaters Anonymous), sex-addicts Sex Addicts Anonymous, etc. Peu à peu, à côté de ces groupes d’entraide et de traitement des dépendants, se sont mis en place des groupes d’entraide pour l’entourage : les parents de toxicomanes et d’alcooliques (Alanon, Naranon), mais aussi les enfants (Alateen), les conjoints…
Les spécialistes de ce domaine particulier de l’addictologie soulignent trois points majeurs :
- L’erreur qui consiste à croire que l’on peut changer l’autre : l’illusion de maîtrise potentielle de la relation rejoint la croyance de l’alcoolique qui, longtemps, pense être plus fort que la bouteille, du toxicomane qui croit pouvoir contrôler son usage de drogue, du joueur qui va miser tout son argent pour essayer de « se refaire ».
- Cette volonté de maîtrise devient source de culpabilité, puisqu’elle se heurte à la résistance des faits et à la persistance des problèmes. Sa dépendance au conjoint (ou aux enfants) est ainsi prise à son compte par celui qui souffre, comme si le codépendant devenait responsable d’abord de la non-guérison, puis de l’ensemble du problème. Ainsi, devant chaque ivresse, devant chaque épisode de violence, une femme maltraitée par un conjoint alcoolique commence par se demander ce qu’elle a fait de mal pour déclencher de telles réactions.
- L’erreur symétrique qui consiste à se vivre comme une victime pure, à penser que tous les torts sont du côté de l’autre, et que la seule solution serait la séparation.
Pourtant, se reconnaître comme victime, savoir recourir à la justice, mettre fin à une relation restent des phases nécessaires - et souvent suffisantes - dans les situations de maltraitance : les associations de victimes comme les travailleurs sociaux doivent œuvrer à cette reconnaissance. Ainsi, les femmes qui aiment « trop » se comportent souvent comme si elles étaient responsables de malheurs passés (la violence ou la mort des parents, les placements multiples dont elles ont pu faire l’objet, etc.) et devaient, pour se racheter, vivre une situation similaire. Certaines d’entre elles recherchent inconsciemment des hommes correspondant à ce premier cas de figure : le couple ainsi formé recrée alors un scénario de violence, où le bourreau tente sans fin de se venger et la victime de se racheter… Les issues de telles situations impliquent, au-delà de la séparation, une remise en question profonde de chacun des partenaires par un travail psychothérapeutique adapté.
actualisée et complétée, préfacée par Axel Kahn, vient de sortir en librairie (éditions Larousse, 751 pages).
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