Professeur de latin et chercheur au CNRS dans le domaine de la médecine antique, Muriel Labonnelie se consacre à l’étude des « cachets à collyres », dont on connaît actuellement 349 exemplaires, retrouvés sur tout le territoire de l’Empire Romain, de l’Angleterre à la Roumanie. Ces petites pierres parallélépipédiques, gravées en « lettres rétrogrades » (à l’envers), étaient taillées dans une variété de grauwacke, une pierre rare aux teintes vertes, originaire d’Égypte, qui servait aussi à confectionner des statues et des amulettes.
Si le terme « collyre » évoque avant tout l’ophtalmologie, ces cachets étant d’ailleurs destinés à identifier des remèdes pour les yeux, il signifie d’abord « petit pain » en grec et évoque ainsi la forme et la matière du médicament. Le « collyre » se présentait en effet comme un « petit pain » solide, que l’on grattait avec une spatule pour obtenir des copeaux - comme on le ferait pour un savon - et que l’on mélangeait ensuite à un liquide, souvent de l’eau de pluie, de l’œuf ou du lait, avant de se l’appliquer sur l’intérieur de la paupière.
Une conception analogique de la santé
Le « cachet à collyres » servait donc à identifier le médicament, dont les principales informations étaient directement empreintes sur le remède : d’abord un nom au génitif - sans doute celui du producteur -, ensuite une « dénomination publicitaire » du produit. Ses fabricants ne manquaient pas d’imagination, puisqu’on trouve des collyres appelés « l’invincible », « le césarien », « le dionysiaque », « l’égal d’un dieu » ou « le phénix ». Ces informations étaient complétées par une indication thérapeutique et un bref mode d’emploi, comme « à diluer dans de l’œuf » ou « à appliquer trois fois ». On ne trouve pas de posologie, mais on peut en retrouver par ailleurs dans des textes manuscrits. Quelques rares collyres estampillés ont été retrouvés en Europe, notamment à Reims et à Lyon. Des analyses de laboratoires ont permis d’identifier les métaux entrant dans leur composition - notamment le cuivre, le zinc et le plomb - ainsi que des substances organiques qui restent, dans l’état actuel de la science, impossibles à déterminer.
La couleur verte du cachet, évoquant l’eau de mer, fait-elle aussi partie du traitement. Les Romains ont en effet une conception analogique de la santé, et un œil qui fonctionne bien doit non seulement être humide, mais aussi, comme l’eau de mer, n’être ni trop clair ni trop sombre. Le simple fait d’apposer le cachet vert sur le collyre contribue à améliorer l’acuité visuelle des yeux clairs, les médecins conseillant par ailleurs à leur patient de regarder du vert ou de consommer des aliments verts, pour la même raison.
Anticontrefaçons
Enfin, les impressions faites par les cachets permettent de lutter contre… les contrefaçons, un problème qui existait déjà dans l’Antiquité. Les remèdes étaient vendus par des droguistes, des « pharmacopoles » parfois peu scrupuleux. Pour éviter tout risque, le mieux était encore de prendre un remède préparé par le médecin lui-même… mais certains d’entre eux, s’insurge l’historien Pline l’Ancien, préféraient acheter des collyres tout faits à ces marchands plutôt que de les préparer, au risque d’administrer des remèdes falsifiés à leurs patients.
Sous Napoléon III, la France entreprit systématiquement des fouilles archéologiques de son sol, et c’est pour cette raison que de nombreux cachets furent trouvés en Gaule. Le département des médailles de la Bibliothèque nationale en possède ainsi une cinquantaine. Au-delà de ses études des cachets connus, Muriel Labonnelie continue d’en chercher et sensibilise les archéologues de terrain à l’intérêt et à l’identification de ces petites pierres, parfois découvertes de manière fortuite, y compris parmi d’anciens détritus mis à jour par des fouilles. L’inventaire complet des cachets à collyres existants, dont elle prépare une nouvelle édition, est donc appelé à s’enrichir encore à l’avenir.
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