Je ne pourrai hélas pas répondre complètement à cette question, mais je vous dirai combien d’ampoules ont été délivrées. Cela fait froid dans le dos.
Pour se replacer au mieux dans le contexte, je vous propose un court extrait du témoignage laissé sur France Culture par « Virginie », salariée d’un groupement public d’EHPADs du Val-de-Marne, sur les refus d’hospitalisation de résidents et les traitements légalisés d’accompagnement à la fin de vie : « Donc aujourd’hui, avec la crise de Covid, vous croyez qu’une personne de 94 ans qui vit en EHPAD, on va vous la prendre ? On trie, il n’y a pas un hôpital qui ne trie pas les patients. Ça s’appelle la perte de chance. On a 1 lit, on a 4 malades qui viennent, on va hospitaliser celui qui a le plus de chance de survivre et de s’en tirer. L’hôpital public c’est ça aujourd’hui. Le gouvernement nous a sorti un décret le 28 mars qui nous dit : en EHPAD vous avez le droit d’utiliser le Rivotril. On a le droit de sédater les résidents. Ce décret dit : comme de toute façon on n’a pas les moyens de les prendre à l’hôpital, quand ils sont vraiment au bout de leur vie en fin de vie, n’hésitez pas à les sédater, pour éviter qu’ils ne souffrent. C’est-à-dire que là, le gouvernement légitime le fait qu’on ne pourrait rien faire pour nos résidents, par l’utilisation du Rivotril. Grosso modo, c’est, on ne sauvera pas tout le monde, mais il ne faut pas qu’ils souffrent… ».
Prise en charge palliative de la « détresse respiratoire asphyxique »
Cette disposition (la délivrance en ville du Rivotril) a été reconduite depuis de multiples fois et qu’elle est encore en vigueur. Le protocole de prise en charge palliative de la « détresse respiratoire asphyxique » est effectivement en ligne sur le site Internet de la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs (SFAP), dans sa version 3, du 17 avril 2020. À qui s’adresse-t-il ? « Aux patients présentant une forme grave de cette maladie (Covid-19) qui n’auront pas pu bénéficier d’une hospitalisation en service de réanimation ou pour lesquels une décision de limitation de traitements actifs a été prise. Ces propositions visent à être appliquées, en fonction des contraintes et des possibles de chacun, dans l’ensemble des établissements de santé et médico-sociaux mais aussi à domicile. »
Ce protocole propose de soulager la douleur avec de la morphine et de lui associer une benzodiazépine, le midazolam en première intention, dose de charge 3 mg, puis en perfusion 3 mg/h, si inefficace, d’augmenter la posologie à 5 mg/h en dose de charge, puis à 6 mg/h. Le problème c’est que seuls les hôpitaux peuvent se fournir en midazolam. À défaut de midazolam, la SFAP propose le clonazépam (Rivotril), le diazépam (Valium), ou le clorazépate (Tranxène). En tout petit, il est écrit que chez les personnes âgées fragiles il faut diminuer de 50 % les doses initiales… Dans l’urgence, les personnes en charge d’administrer ces puissants sédatifs auront-elles lu cette mise en garde importante ?
La base de données MEDIC’AM mensuelles est proposée en open-data. Elle permet à la date où j’écris ces lignes, le 21 octobre 2020, de restituer les données de remboursements par l’assurance-maladie (nombre de boîtes, base de remboursement et montants remboursés) pour 19 292 présentations pharmaceutiques délivrées par les officines de ville sur la période allant de janvier 2015 à août 2020. Par conséquent, les données suivantes concernent les patients à domicile et les résidents d’EHPADs qui s’approvisionnent dans les officines de ville.
Si l’on analyse les délivrances en ville du Rivotril, clonazépam, solution injectable à 1 mg/ml, boite de 6 ampoules, avant le début de la pandémie en France (jusqu’en février 2020 inclus), la tendance était à une hausse très modérée, le nombre de boîtes mensuellement délivrées étant passé de 559 en janvier 2015 à 625, en février 2020.
Près de 20 000 ampoules de Rivotril en plus durant la crise
Ainsi, en prenant une moyenne de 640 boîtes mensuelles délivrées, attendues si la tendance s’était poursuivie, il est possible de calculer un excès de boîtes de Rivotril injectable délivrées sur la période de mars à août 2020, de 3 307 boîtes de 6 ampoules, soit 19 842 ampoules. Une augmentation très nette, indiscutable, même spectaculaire après la parution du décret du 28 mars.
Selon le député Éric Ciotti, rapporteur de la commission d’enquête de l’Assemblée nationale, le maire de Mougins, là où il y a eu 39 morts dans un EHPAD privé de 80 places, lui-même médecin coordonnateur d’EHPAD dans une autre ville, aurait déclaré : « Le protocole, c’est deux jours de Doliprane, et après deux jours de Rivotril, et pas d’hospitalisation. »
Il n’est pas inintéressant d’élargir l’analyse aux deux autres benzodiazépines proposées en alternative par la SFAP, Valium, diazépam et Tranxène, clorazépate, dans leurs formes injectables. Il est manifeste que le total des délivrances mensuelles avant le début de l’épidémie de Covid pour ces trois benzodiazépines était remarquablement stable, autour de 45 000 ampoules. Juste après la parution du décret, les délivrances ont été catapultées vers des sommets jamais atteints depuis 2015. Il est vrai que ce ne sont que des délivrances en pharmacies de ville, et que nous ne disposons pas des chiffres de ce qui a été administré réellement. Mais, 70 000 ampoules c’est quand même énorme.
Il serait certainement intéressant que l’IGAS (Inspection générale des affaires sociales), se voit confier la mission d’expertiser les dossiers médicaux, pour dresser une revue de « morbi-mortalité » en quelque sorte, de tous les résidents d’EHPAD et de toutes les personnes vivant à leur domicile qui ont fait l’objet de ces prescriptions « hors AMM pour Covid-19 ». L’assurance-maladie doit pouvoir les identifier aisément. Notez bien que nous ne savons toujours pas officiellement combien de personnes sont mortes du covid-19 à leur domicile. Une estimation à plus 9 000 cas avait été faite fin avril par le syndicat de médecins généralistes, MG France. Mais aucun chiffre officiel ne circule.
À noter enfin que bizarrement le Rivotril, et finalement les trois autres benzodiazépines recommandées par la SFAP, n’ont pas fait l’objet d’une analyse par EPI-PHARE le Groupement d’intérêt scientifique associant l’ANSM et la CNAMTS, dans leur étude épidémiologique des produits de santé publiée le 5 octobre.
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