Que ce soit l’Affaire des poisons sous Louis XIV ou encore, plus proche de lui, l’affaire Marie Lafarge en 1840, Zacharie Roussin fut un familier de ces mythiques histoires de crimes d’empoisonnement qui enflammèrent l’opinion publique.
Au XIXe siècle, le crime d’empoisonnement connaît justement une recrudescence alors que les difficultés pour le détecter sont toujours aussi grandes comme en témoigne cette célèbre phrase de Raspail : « On a trouvé de l’arsenic dans le corps de Lafarge ? Mais on en trouverait partout, même dans le fauteuil du président ! »
Toutes les habitations abritaient alors, dans un petit coin, de la mort-aux-rats. Quiconque pouvait s’en procurer le plus facilement du monde chez les pharmaciens, les épiciers et les droguistes.
Le crime était presque parfait
Quelques années plus tard, alors que l’arsenic est désormais détectable grâce à un appareil mis au point par l’Anglais Marsh, d’autres substances toxiques, comme le phosphore, présent dans les allumettes chimiques, ou les sels de cuivre servant au nettoyage des bronzes, viendront le remplacer au rang d’arme du crime. Elles firent leur apparition dans le quotidien en même temps que le développement croissant de l’industrie.
Les crimes s’enchaînèrent, le plus souvent pour capter l’héritage d’une vieille tante ou d’un mari gênant. Untel empoisonnait son maître avec de l’acide oxalique utilisé dans la blanchisserie, un autre avec du mercure servant à la dorure. Mais le secteur qui connut la plus grande utilisation de produits toxiques à cette époque reste celui des colorants artificiels.
Ainsi, un nommé Ribout donna le coup de grâce à sa femme en l’empoisonnant avec de la colchicine contenue dans de la teinture jaune, pendant que le jeune anarchiste Charles Gallo tentait de faire sauter la Bourse de Paris en 1886 en confectionnant une bombe artificielle avec 200 g d’acide prussique contenu dans la couleur bleu de Prusse.
Une carrière haute en couleurs
La carrière de Zacharie Roussin n’a cessé de croiser les chemins de ces deux mondes, celui des colorants artificiels, pour lesquels il se passionna et fit avancer la science, et celui des empoisonnements pour lesquels il devint expert auprès des tribunaux pendant près de 14 ans (étudiant plus de 800 cas) au côté du plus grand médecin légiste de l’époque, Ambroise Tardieu.
En 1858, le jeune Zacharie est nommé professeur agrégé de chimie et de toxicologie à l’École de médecine militaire. Il a déjà derrière lui un parcours riche d’expériences professionnelles. Issu d’une famille de maîtres papetiers bretons, son entrée en pharmacie ne fut pourtant pas sans essuyer quelques déconvenues familiales.
En effet, après avoir fait sa pharmacie à l’école de médecine et de pharmacie de Rennes auprès du Pr Destouches qui avait obtenu pour son meilleur élève un poste de préparateur en pharmacie, Zacharie Roussin rêve de Paris et du concours d’entrée à l’internat des hôpitaux. Mais la bénédiction parentale, elle, ne voit pas si loin. Le jeune étudiant doit prendre une diligence de nuit, sans le dire à ses parents, pour rejoindre la capitale. Un mot écrit, lu quelques heures plus tard par sa mère, entraînera la coupure de tous subsides pour le jeune homme, qui dut préparer son concours durant trois pénibles mois dans une modeste chambre parisienne sans un sou en poche.
Son courage paya : il fut reçu au concours et lauréat de l’internat deux années de suite. Mais alors qu’il visait le poste de pharmacien en chef des hôpitaux, un appel à candidature du service de santé des armées du Val de Grâce retint son attention. Une fois encore, il sortit lauréat de cette nouvelle aventure qui fut suivie par des envois en mission en Algérie.
C’est à son retour à Paris qu’il rencontre Tardieu et s’investit dans la recherche scientifique en devenant membre de la Société de pharmacie de Paris et en participant à la rédaction du Codex de 1864. Il passe aussi de longues heures dans son laboratoire pour s’essayer à des expériences sur les colorants artificiels, ceux-là même qu’il pouvait ranger dans l’armoire à poisons !
En 1861, en travaillant sur la naphtaline, il découvre la naphtazarine, un colorant bleu violacé dérivé de l’alizarine de la garance. Quinze ans plus tard, il découvrira les colorants diazoïques acides et, à force de recherches acharnées, de nouvelles couleurs apparaîtront, utilisables dans l’industrie pour la teinture de la laine et de la soie, ce qui l’amènera à collaborer avec l’industriel Poirrier. Évidemment, il n’était pas le seul scientifique à s’intéresser à ces matières colorantes issues du goudron de houille. Les Allemands notamment étaient des découvreurs plus que méritants et contribuèrent probablement à occulter en partie les succès du pharmacien Français.
Pharmacien toxicologue de renom
Le nom de Roussin reste surtout attaché à ses analyses d’expert médico-légal qui accompagnèrent des procès retentissants, dont le plus connu est celui du médecin homéopathe Couty de la Pommerais, accusé en 1864 d’avoir empoisonné à la digitaline une ancienne maîtresse, la veuve de Pauw. Pour prouver sa culpabilité, Tardieu et Roussin procédèrent à des expériences sur des chiens, des lapins et des grenouilles car l’analyse chimique de la digitaline et l’autopsie n’avaient donné aucun résultat exploitable.
Le public se passionnait pour ces grandes affaires criminelles, en particulier les écrivains qui assistaient régulièrement aux procès en cour d’assises et aux exécutions des coupables. Villiers de l’Isle-Adam imagina un conte diabolique sur l’affaire de la Pommerais et six ans plus tard, les plumes de Tourgueniev, Dumas ou Lautréamont firent référence à l’affaire Troppmann, « le massacreur de Pantin » pour laquelle Zacharie Roussin fut aussi l’expert et démontra que l’assassin avait utilisé pour l’une de ses victimes de l’acide prussique.
Il est intéressant de noter que, par son action en tant qu’expert médico-légal, Roussin se trouva au cœur des questionnements de la société positiviste du XIXe siècle qui finit par extirper le poison du surnaturel et de la magie. L’expertise médico-légale permit à sa manière de faire une classification des poisons en fonction de leurs effets. Tout l’enjeu était de pouvoir retrouver les traces des poisons dans le corps des victimes, sans les confondre avec les ptomaïnes, ces substances toxiques dues au phénomène de putréfaction.
Chose plus insolite, ses expertises menèrent aussi notre pharmacien au cœur de la Commune de Paris en 1870 à cause des conclusions qu’il rendit un an plus tôt sur des bombes fulminantes à effet meurtrier saisies lors d’un projet d’attentat contre Napoléon III. Lorsque la situation politique changea, les comploteurs communards le firent arrêter alors qu’il était en charge de la Pharmacie centrale de l’armée particulièrement active pour acheminer les médicaments pendant le siège de Paris. On raconte que le pharmacien fut plus inquiet de devoir abandonner son poste que d’être emprisonné. Fort heureusement sa femme réussit à le faire libérer. Il retourna aussi vite à son travail pour ne jamais plus s’arrêter.
Zacharie Roussin fut retrouvé mort, un soir, au milieu de ses chers colorants, dans son laboratoire alors qu’il s’essayait à de nouvelles expériences. Celui qui avait manipulé tant de « poisons », respiré tant de vapeur de naphtaline et vu tant de morts, n’aurait probablement jamais imaginé tirer sa révérence ainsi, asphyxié accidentellement par une fuite de gaz d’éclairage, transformé l’espace de quelques secondes en poison mortel bien moins courant qu’arsenic, digitaline et autre strychnine.
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