« DU TRAIN dont vont les choses, nous n’aurons bientôt plus besoin de médecins ni de pharmaciens. Que vous soyez affecté d’une maladie quelconque, et vous n’aurez, pour vous guérir promptement, doucement et à bon marché, qu’à feuilleter quelques journaux de Paris ou de la province : vous trouverez indubitablement un remède contre vos maux. » Ces propos qui sonnent très actuels le seraient encore plus si l’on remplaçait le mot « journaux » par « sites Internet ». Pourtant, ils n’ont pas été prononcés lors d’un récent congrès sur l’automédication, mais écrits il y a plus de 150 par un professeur de pharmacie alsacien, Frédéric Kirschleger (1804-1869), auteur de nombreuses chroniques sur la vie professionnelle de son temps. Connu avant tout pour ses travaux en botanique, matière qu’il enseignait à l’École supérieure de pharmacie de Strasbourg, Kirschleger était aussi médecin et docteur en sciences. On lui doit notamment l’inventaire de toute la flore alsacienne, et la fondation d’une société scientifique destinée à son étude et sa protection. Signataire régulier de la « Gazette médicale de Strasbourg », l’une des meilleures revues médicales de son temps, Kirschleger s’en prend avec humour, dans le numéro d’avril 1847 de la « Gazette », aux « annonces et à la réclame médicale ».
Admirable invention que la réclame !
Parcourant les journaux de l’époque, il s’arrête d’abord sur le sirop pectoral fortifiant de Poirion, de Paris, pharmacien de SAR le Duc d’Aumale, qui guérit infailliblement le rhume, les catarrhes et les maux de poitrine, avant de s’intéresser à la pâte de Georgé d’Épinal et au sirop Laroze antinerveux : « Méfiez-vous des imitations, prévient Kirschleger, car celles-ci… risquent de compromettre les intérêts sacrés de M. Laroze, ce qui serait très fâcheux… » Toutefois, rien ne vaut les pilules Morison qui, nous promet-il, « iront chercher la moindre parcelle de votre corps et y trouveront à coup sûr la partie faible, et par une petite fièvre, expulseront la matière peccante ». Si certains de ces médicaments ne se trouvaient que chez les « vrais pharmaciens », d’autres étaient disponibles ailleurs, comme la pâte Gaugé, vendue par la veuve Klein, débitante de tabac et accessoires : « Je vous conseille d’en prendre une boîte, et vous trouverez encore une bonne prise de tabac et d’excellents cigares de La Havane ».
Mais la Copahine Mège, qui soigne la blennorragie en six jours, ou l’antiapoplectique de Rouen, qui « prévient et guérit les apoplexies et détruit les causes qui produisent cette horrible maladie », menacent de faire tomber les médecins dans l’oubli le plus profond : « Encore quelques années, prédit Kirschleger, et la médecine sera une pièce à tiroirs : voici telle maladie, voyez tel numéro, sortez la drogue et vous aurez satisfait à tous vos devoirs… Plus d’honoraires de médecins ! Plus d’ordonnances à la pharmacie ! ô admirable invention que la réclame ! ». Reprenant à la fin de son texte un ton nettement plus sérieux, Kirschleger appelle de ses vœux une « législation toute nouvelle » à l’égard des annonces et des dépôts de médicaments.
Les mêmes débats.
En réalité, et même si la réglementation sur les médicaments se durcit à partir des années 1850, avec notamment l’obligation de publier leur composition au Codex pharmaceutique et l’interdiction des « remèdes secrets », la législation pharmaceutique reste encore très imprécise tout au long du XIXe siècle, et surtout peu appliquée. Il en est de même pour l’exercice professionnel : à côté des pharmaciens de première et de deuxième classe, on trouve les herboristes, mais aussi une foule de charlatans plus ou moins honnêtes, qui écument les villes, mais surtout les campagnes avec des remèdes de toute nature. La publicité, elle aussi très libre, ne sera progressivement encadrée qu’au début du XXe siècle, avant d’être véritablement réglementée en 1941, avec la mise en place des visas préalables.
Il n’en reste pas moins que, par bien des aspects, ce texte de Kirschleger nous semble encore actuel, tant les problèmes qu’il soulève – effets des produits, lieux de vente, image de marque des médicaments destinée à impressionner - suscitent encore des débats de nos jours. Abordant dans une autre chronique les « incompatibilités entre l’état de médecin et de pharmacien », Kirschleger plaide pour la défense de l’indépendance professionnelle des pharmaciens, qui « connaissent les médicaments bien mieux que les médecins, souvent trop distraits… ». Autant de thèmes là aussi fort parlants, qui rappellent, si besoin est, que les pharmaciens, amateurs d’histoire ou non, devraient feuilleter plus souvent les vieilles revues de leurs lointains prédécesseurs.
Dans votre bibliothèque
« Deux par deux »
« Notre Santé est en jeu »
Quelles solutions face au déclin du système de santé ?
Dans votre bibliothèque
« Le Bureau des affaires occultes », ou les débuts de la police scientifique
USA : frites, bière, donuts gratuits… contre vaccin