Vient de paraître, le 5 septembre, une épaisse monographie, riche de plus de 450 illustrations, consacrée à celle qui fut la collaboratrice, la maîtresse, puis la femme de Fernand Léger. Nadia Khodossievitch, petite paysanne biélorusse émigrée à Paris en 1925, avec en poche les rêves d’avant-garde qu’elle avait touchés du doigt en suivant les cours du grand peintre suprématiste Malevitch à Smolensk, traverse discrètement la vie du peintre cubiste.
Du vivant de l’artiste, elle veille au bon fonctionnement de son grouillant atelier parisien, l’Académie moderne, qu’elle dirige d’une main de maître, puis dédie une partie de sa vie à la mémoire posthume de celui dont elle hérite une coquette fortune, notamment en construisant le musée national Fernand Léger de Biot et en transformant la ferme normande des Léger en un lieu muséal, enrichi de grandes mosaïques qu’elle fait réaliser d’après des gouaches du peintre. Compagne fidèle, y compris dans les convictions communistes, au penchant stalinien dans son cas, elle était aussi peintre, ce que révèle l’exceptionnelle biographie de l’amateur d’art Aymar du Chatenet qui réhabilite cette femme de l’ombre après dix ans d’intenses recherches dans les archives.
Pharmacien à Trouville
Nadia, aux côtés de Fernand, apparaît sur des clichés en noir et blanc d’un certain Daniel Wallard qui vient visiter le couple dans les années 1950. Il faut dire que Wallard n’est pas loin de la ferme de Lisores. Pharmacien à Trouville, établi depuis 1939 sur le quai Fernand-Moureaux, il est loué pour son professionnalisme et connu pour son attachement au parti communiste (dont il s’éloignera en 1953, choqué par le « complot des blouses blanches »). C’est d’ailleurs dès 1937 qu’il fait la connaissance de Fernand Léger lors de réunions de l’Association des amis de la Commune et à l’occasion d’une conférence que donne le peintre à la Maison de la culture de Lille dont Wallard est le fondateur et le secrétaire général.
Après avoir été auxiliaire de santé sur le front républicain espagnol, on le retrouve à l’hôpital de Cambrai dès la mobilisation, puis résistant pendant la guerre aux côtés de Jean Paulhan, critique d’art et secrétaire général de la Nouvelle Revue Française, qui lui fait rencontrer ses amis artistes et poètes. Dès lors, ce cercle d’intellectuels se fréquentera assidûment alors que le pharmacien s’installe en Normandie pour y rester jusqu’en 1983 (bien après la mort de Léger qui advient en 1955).
Destinée littéraire
Ce n’est pas une pharmacie banale, déjà riche du passage de Flaubert qui y aurait écrit une partie de son « Éducation sentimentale ». Daniel Wallard perpétue à sa manière cette destinée littéraire en accueillant dans ses murs officinaux le cénacle artistique de l’époque, dont certains membres s’arrêtent également à Lisores qui se trouve sur la route des bains de mer de l’après-guerre. Dans la ferme des Légers, les après-midi et les loisirs y sont captés par l’objectif du pharmacien, devenu l’intime d’une partie de ceux qui sont en train de tisser le fil artistique de la deuxième partie du XXe siècle. Jean Paulhan lui confiera même une série de portraits photographiques de Jean-Paul Sartre. L’amitié se noue avec André Gide, Marie Laurencin, Paul Éluard, Jean Dubuffet, Blaise Cendrars, Alexandre Calder, Jean Fautrier, et le plus important de tous dans la vie de Wallard, Louis Aragon, accompagné de son épouse Elsa Triolet. Une amitié au long cours qui donnera lieu, là aussi, à un album photo publié en 1979, « Aragon, un portrait », constitué à partir de milliers de photographies prises dans l’intimité de l’écrivain.
Daniel Wallard, le pharmacien, se mue ainsi en photographe témoin d’une époque dont la trace se lit sur la trogne rieuse et généreuse de Fernand Léger sous le soleil de Lisores, en bras de chemise, sans filtre. Une spontanéité photographique qui continuera sans Fernand, aux côtés de Nadia, lorsqu’elle décide d’aménager la ferme des Léger en musée, écrin privilégié des céramiques, peintures et mosaïques de l’artiste. Daniel Wallard photographie Nadia à la ferme et immortalise les grandes mosaïques, toujours visibles, et plus que jamais mises en valeur.
Observateur de l’esprit de son temps
Critique d’art et poète à ses heures, collectionneur averti de ses amis, Daniel Wallard est plus qu’un œil, il est un observateur de l’esprit de son temps. En voyant les efforts de Nadia à Lisores, il écrira : « Un jour on viendra ici comme on visite la maison de Vincent Van Gogh à Auvers-sur-Oise. C’est là que Fernand Léger a commencé son rêve éveillé comme disait Cendrars… ».
Il n’avait pas tort puisque la ferme, rachetée par Jean du Chatenet, le cousin d’Aymar du Chatenet, il y a une dizaine d’années, est à nouveau ouverte au public après de colossales restaurations. « C’est un lieu de vie et l’atelier de Fernand Léger. Ici, c’est le grand tilleul, l’arbre préféré de Léger selon Blaise Cendrars qui raconte que le peintre le touchait tous les matins », explique Jean du Chatenet devant l’arbre qui ombrage toujours la terrasse de la maison. Nadia qui n’est acceptée ici qu’après la mort de Jeanne, la première femme de Léger, y fera son domaine, comprenant qu’il s’agit d’un espace à la source de la création du peintre comme en témoigne l’immense mosaïque la Fermière et la Vache qui orne le pignon du bâtiment qui abrite le musée Léger. Un lieu de mémoire où se croisent subtilement la petite et la grande histoire, liées par le sentiment de profonde amitié.
Daniel Wallard a déjà fait l’objet de plusieurs expositions, notamment « Daniel Wallard photographe » au musée Villa Montebello de Trouville en 2015, ou la plus récente « Daniel Wallard, l’ami photographe » à l’Espace musée Charles Léandre de Condé-sur-Noireau dans le Calvados en 2018, orchestrées par Dominique Wallard Thomasson, sa femme, qui mène toujours à Trouville une action de conservation et de valorisation de l’œuvre de son époux, et l’historien d’art Benoît Noël, auteur de l’ouvrage « Daniel Wallard, photographe clandestin, réputé pharmacien » (2016) où l’on peut lire cette citation de Dominique Wallard : « Daniel me racontait à quel point c’était invraisemblable. Fernand pouvait peindre dix fois dans la même journée, la même gouache qu’il dédicaçait parfois à L’Amigo Daniel. »
À visiter : La Ferme de la Bougonnière, Ferme-musée Fernand Léger 14140 Lisores (sur rendez-vous).
Pour aller plus loin : « Nadia Léger, l’histoire extraordinaire d’une femme de l’ombre » sous la direction d’Aymar du Chatenet, IMAV Éditions, 2019, 616 p., 150 €.
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