Les derniers chiffres dévoilés par l’assurance-maladie sont éloquents. Sur les près de 220 millions d’euros de préjudices stoppés en 2021, près des deux tiers concernent les professionnels de santé, avec, dans le peloton de tête, les infirmiers pour 39 millions d’euros de préjudice et les pharmaciens pour 19 millions. Mais les résultats de la lutte contre la fraude pour 2022 vont mettre l’officine encore plus sous le feu des projecteurs, prévient Thomas Fatôme, directeur général de l’assurance-maladie. En effet, le contrôle de plus de 300 pharmacies suspectées de facturer à l’assurance-maladie des tests antigéniques non délivrés aux professionnels de santé a déjà permis d’identifier « 54 millions d’euros d’indus frauduleux » et « les procédures se poursuivent ». Or ce préjudice, même si les actes répréhensibles datent de 2020 ou 2021, sera comptabilisé dans le résultat 2022.
« L’assurance-maladie, c’est notre bien commun, insiste Thomas Fatôme, son directeur général. La crise a montré à quel point nous avions besoin d’une assurance-maladie universelle qui finance à très haut niveau et sans reste à charge, la prise en charge à l’hôpital, les tests, la vaccination, l’accompagnement, etc. Derrière ce bien commun il y a une responsabilité pour chacun – assurés, professionnels de santé, entreprises – et un devoir pour l’assurance-maladie d’amplifier ses actions de lutte contre la fraude. » C’est donc une stratégie pluriannuelle pour la période 2023-2027 que l’assurance-maladie met en place afin d’améliorer ses pratiques et ses outils dans quatre axes de travail : évaluer, prévenir, détecter et contrôler, sanctionner.
Formation des nouveaux installés
L’évaluation de la fraude a débuté avant 2022 par le biais d’une cartographie des risques représentants environ 50 % des dépenses d’assurance-maladie, et se poursuit depuis cette année avec des enquêtes ciblées par catégorie d’acteurs ou de prestations. La CNAM dispose donc désormais de données extrapolées pour les infirmiers, dont le taux de préjudice se situe entre 5 et 7 % du total de leurs prestations pour un montant compris entre 286 et 393 millions d’euros. C’est aussi le cas pour les médecins généralistes : 3,1 à 3,5 % de taux de préjudice pour un montant estimé entre 185 et 215 millions d’euros. Ainsi que pour les transporteurs qui affichent un taux de préjudice entre 3,9 et 4,9 % pour 140 à 170 millions d’euros. Et les pharmaciens ? L’enquête d’évaluation doit commencer à la fin de l’année, les résultats seront annoncés à la fin du premier semestre 2023.
Deuxième pilier de la lutte anti-fraude : la prévention. En ce qui concerne les professionnels de santé, la CNAM travaille actuellement avec les éditeurs de logiciels pour rendre impossibles les cotations non autorisées par la réglementation ou la nomenclature. Surtout, elle souhaite « poursuivre l’accompagnement des professionnels de santé pour prévenir la mise en place de système d’abus ou de fraudes ». Dans ce but, elle a expérimenté un système d’accompagnement des infirmiers libéraux. Le principe est de former systématiquement les nouveaux installés « à la prise en main de la nomenclature des actes ». Suivent des contrôles à 4 mois et à 12 mois. « Les premiers résultats montrent que le contrôle à 4 mois est utile puisque, même avec cet accompagnement initial, il y a encore 16 % de factures en anomalies. Nous devons donc renforcer les conditions d’accompagnement. À quatre mois, on fait de la pédagogie, à 12 mois, plus du tout, on sanctionnera si besoin. » Ce dispositif a vocation à être déployé auprès de tous les professionnels de santé. Les prochains sur la liste sont les masseurs-kinésithérapeutes. Les pharmaciens seront aussi concernés mais « l’échéance n’est pas encore fixée ». Au-delà, l’assurance-maladie souhaite accompagner les professionnels lors de la mise en place de nouveaux actes.
Trafic de médicaments
Troisième pilier : détecter et contrôler. Afin de renforcer ses capacités, l’assurance-maladie investit dans les systèmes informatiques et dans des outils prédictifs pour améliorer la détection. Depuis le printemps dernier se déploie en effet un outil de détection des comportements atypiques des infirmiers libéraux, dont l’objectif est d’être étendu à toutes les professions de santé en 2023. L’outil en question se présente sous la forme d’un tableau de bord reprenant l’activité globale, analysant les journées et le volume d’activité par jour travaillé en fonction d’indicateurs comme le chiffre d’affaires, le nombre d’actes, le nombre et le type de majoration, la proportion de flux télétransmis en mode non sécurisé… « Cela nous donne une analyse globale du professionnel de santé par rapport à ses pairs et par rapport à sa patientèle, ce qui nous permet de repérer des atypies comportementales, et donc des anomalies sur lesquelles on enquête », détaille Marc Scholler, directeur délégué de l’audit, des finances et de la lutte contre la fraude à la CNAM.
Un second dispositif de détection doit être mis en place d’ici à la fin de l’année, s’appuyant sur la datavisualisation pour mettre en évidence les trafics de médicaments entre professionnels de santé – en l’occurrence médecins et pharmaciens – et assurés. « L’outil permet de détecter de possibles fraudes en réseau grâce à un algorithme qui part du principe simple qu’il doit y avoir une quasi-équivalence entre le nombre de consultations d’un médecin (sa patientèle) et le volume de prestations générées chez d’autres professionnels de santé, principalement les pharmaciens, explique Marc Scholler. En cas de trafic de médicaments, il peut y avoir des collusions avec la pharmacie ou le médecin, ou alors l’utilisation de fausses ordonnances par l’assuré. Grâce à cet outil, on peut observer que la patientèle cumulée d’un médecin est supérieure à la patientèle réellement rencontrée telle qu’enregistrée dans nos bases, autrement dit il y a plus de délivrances de soins que de consultations. C’est un symptôme d’atypie qui nécessite une investigation. »
Cyber-enquêtes
En outre, la CNAM renforce ses partenariats avec les autres services de l’État et participe à de nouvelles organisations nationales de type task force sur des « fraudes à enjeux ». C’est grâce à ce travail collaboratif que 26 plaintes pénales ont été déposées contre 12 centres ophtalmologiques appartenant à un même réseau pour un préjudice estimé à plus de 7 millions d’euros. L’assurance-maladie ne compte pas s’arrêter là : de nouvelles task forces nationales ont été constituées pour cibler une cinquantaine de centres dentaires de 5 réseaux. « Cela va aboutir dans les prochaines semaines à des dépôts de plaintes, des signalements à l’Ordre et des déconventionnements », annonce Thomas Fatôme, qui se réjouit par ailleurs d’un élargissement des compétences des agents agréés assermentés des organismes de Sécurité sociale, prévu au PLFSS 2023, qui leur permettra de mener des cyber-enquêtes pour traquer, notamment, les faux arrêts de travail et les fausses ordonnances proposées sur les réseaux sociaux.
Parmi les sujets qui feront l’objet de contrôles prioritaires, l’assurance-maladie insiste sur la dispensation de médicaments onéreux. « Le déploiement de l’ordonnance numérique va commencer avant la fin de l’année mais on sait que ça va prendre du temps. Or nous sommes confrontés à un volume important de fraudes aux médicaments onéreux, donc on a signé avec les pharmaciens une mesure qui prévoit un contrôle systématique plus approfondi pour les médicaments de plus de 300 euros. » (Lire page 5)
Sanctions systématiques
Enfin le dernier pilier n’est autre que la mise en œuvre de sanctions. « En 2021, l’assurance-maladie a mené quasiment 8 000 actions contentieuses, dont 2 400 plaintes pénales et signalements au procureur ; et plus de 2 200 pénalités financières ont été prononcées par les directeurs de caisses primaires », énumère Marc Scholler. Mais la CNAM veut aller « plus vite et plus fort ». Outre des sanctions systématiques et adaptées, elle souhaite avoir recours plus régulièrement au déconventionnement des professionnels de santé qui ne respectent pas leurs engagements. À ce titre, le PLFSS 2023 prévoit d’étendre la procédure existante de déconventionnement en urgence aux pharmaciens. « L’impact est direct sur les conditions de remboursement et la prise en charge d’un certain nombre de cotisations », explique le directeur délégué de la lutte anti-fraude de la CNAM. Ce même projet de loi devrait également majorer les pénalités financières en cas de pratiques frauduleuses.
Ce plan ambitieux pour les cinq prochaines années – l’objectif d’économies est de 180 millions d’euros en 2023 – ne vise pas à jeter l’opprobre sur une profession car, comme le rappelle Thomas Fatôme, les fraudes sont toujours le fait d’une « petite minorité », l’immense majorité étant favorable à ce que cette minorité soit sanctionnée, voire exclue. Ainsi, le contrôle de plus de 300 pharmacies suspectées de fraude sur les tests antigéniques a-t-il été sollicité et plébiscité par l’ensemble de la profession, notamment par l'instance ordinale.
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