L’IA remplacera-t-elle le pharmacien ?

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Publié le 14/03/2024
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Déjà présente dans de nombreuses activités pharmaceutiques et officinales, l'intelligence artificielle a connu une progression fulgurante depuis 18 mois, à l'image du lancement du module ChatGPT qui a simplifié son usage tout en la mettant à la portée du grand public. Si certains y voient un fantastique « assistant », y compris au sens pharmaceutique du terme, d'autres redoutent qu'elle remplace un jour la plupart des pharmaciens. La réalité est bien plus nuancée, estiment les pharmaciens interrogés par le « Quotidien du pharmacien ».

La question de la protection des données concentre l’essentiel du questionnement éthique

La question de la protection des données concentre l’essentiel du questionnement éthique
Crédit photo : SCIENCE SOURCE/PHANIE

De nombreux fabricants et éditeurs de logiciels et de suites informatiques ont déjà enrichi leurs produits avec des systèmes d'intelligence artificielle (IA), en particulier des traductions automatiques ou des dispositifs permettant de transcrire par écrit des conversations et de faire des résumés, très utiles pour que le patient garde une trace écrite d'un conseil à l'officine. Les systèmes de gestion, de commandes et de comptabilité ne sont pas en reste, comme l'a montré notamment, en septembre à Düsseldorf, le salon Expopharm qui avait mis l'IA au cœur de son programme. Actuellement, un certain consensus règne chez les pharmaciens comme chez les fabricants pour estimer que l'IA officinale concerne avant tout le back-office et la gestion… Du moins pour le moment car l’IA n'a pas encore totalement pris pied à l' officine.

En attendant, quelques officinaux passionnés, souvent déjà formés aux technologies numériques, constituent l'avant-garde de la profession dans ce domaine. Parmi eux, Morgan Remoleur, titulaire à Bayonne, a organisé à Paris en mai dernier le premier événement autout de l'IA officinale, qui a attiré une trentaine de pharmaciens et plusieurs dizaines de laboratoires, groupements et start-up. Son officine est pilote en France sur trois solutions d'IA : la transcription des entretiens médecin/patient effectués sur la borne de télémedecine Medadom de la pharmacie (Nabla), la transcription des entretiens thérapeutiques en complément de la sécurisation à 100 % des dispensations (Posos) et la réponse à tous les avis clients reçus sur Google (Review de Partoo). Morgan Remoleur, qui a animé un atelier le 10 mars au salon Pharmagora, estime que l'IA « ne remplacera pas le pharmacien, mais l'augmentera » . En un mot, le pharmacien optimisera grâce à elle la productivité de ses activités du back-office pour se concentrer sur son cœur de métier, la relation patients. Reste, cependant, à fournir à l'IA toutes les données nécessaires à cet objectif, précise-t-il.

Hot-lines et vitrines numériques

L'IA s'adapte parfaitement aux défis et aux contraintes de l'environnement professionnel, comme le manque de collaborateurs, qui touche désormais la plupart des pays européens. Pharmatechnik, leader des logiciels de pharmacie en Allemagne, a lancé récemment des systèmes de facturation et de remboursement capables de répondre dans toutes les langues aux questions des équipes et d'appeler eux-mêmes les hotlines en cas de difficultés. Benjamin Neidhold, leur concepteur, explique que ces applications multilingues sont d'autant plus utiles que l'Allemagne recrute beaucoup de pharmaciens et de préparateurs à l'étranger, notamment en Ukraine… Ces derniers étant loin de maîtriser les arcanes particulièrement complexes de l'allemand administratif et social. La même société a développé un logiciel de commandes basé sur les habitudes des prescripteurs, complété par une fonction permettant de définir les prix de vente des OTC les mieux adaptés aux habitudes et caractéristiques des clients. D'autres misent sur l'IA pour la réalisation de vitrines numériques et la mise à jour des prix en continu.

Mieux vaut être artificiellement intelligent que naturellement ignorant

 

Une éthique européenne

L'extension de l'IA depuis le back-office et la gestion vers le comptoir compliquera encore les nombreuses questions que soulèvent ces technologies, en premier lieu la confidentialité des échanges et des données. « Si nous voulons éviter que les milliards de données collectées finissent aux États-Unis ou en Asie, il faudra disposer de logiciels fonctionnant selon les normes éthiques européennes, or l'Europe n'est pas forcément la mieux placée pour développer et surtout imposer les outils respectant ces principes », ont relevé plusieurs tables rondes d'Expopharm. Autre enjeu, faut-il compléter la formation des pharmaciens par une formation à l'IA, et la faire entrer dans les facultés ? Car même si la maxime « mieux vaut être artificiellement intelligent que naturellement ignorant » n'est pas dénuée de vérité, tous ces nouveaux outils imposent de savoir les maîtriser et les valoriser, dans l'intérêt des patients comme dans ceux des pharmaciens.

Jumelle numérique

Outre-Manche, l'IA participe déjà au fonctionnement quotidien du système national de santé, le NHS, explique Arun Nadarasa, pharmacien franco-britannique travaillant à Londres. C'est elle qui adapte les messages écrits, visuels et même vocaux aux différents publics, que ce soit en langage « jeune sur Tik Tok » ou sexagénaire retraité, mais aussi en fonction de la langue du patient. De même, elle définit les rappels automatiques d'examen à passer pour les patients chroniques rien qu'en vérifiant la liste des médicaments délivrés. Certes, beaucoup de médecins et de pharmaciens le font manuellement ou avec un logiciel déjà éprouvé, mais l'IA s'en charge d'une manière beaucoup plus sûre et individualisée en fonction de chaque patient. Et, alors que l'Angleterre lance le progamme « Pharmacy First », qui autorisera les pharmaciens à prescrire eux-mêmes 8 médicaments, l'IA les épaulera si besoin dans leur travail de diagnostic et de dispensation. « Le système de santé est lent », poursuit-il, et c'est pour ça que l'IA concerne d'abord de « petites choses » mais, dans quelques années, elle modifiera radicalement le paysage de la pharmacie.

Autre perspective enthousiasmante de l'IA pharmaceutique, l'adaptation des médicaments aux voyages spatiaux, qui se multiplieront dans les prochaines décennies.

 

À l’avenir, explique Arun Nadarasa, chaque pharmacie aura sa « jumelle numérique ». Les patients seniors continueront d'aller à l'officine, tandis que les plus jeunes se rendront dans le métavers pour aller voir leur pharmacien virtuel. Ce dernier, aussi « vrai » que le pharmacien « physique », montrera en direct au patient comment agit le médicament dans son corps et ce qui lui arrivera s'il continue à mal prendre son traitement, à fumer ou à trop manger. Si le patient remet son ordonnance numérisée à la pharmacie jumelle, celle-ci lui enverra par drone le médicament demandé. Toutefois, ce système sera vite obsolète : « bientôt, le patient pourra fabriquer lui-même son médicament sur son imprimante 3D, ou au moins en changer le dosage en fonction de l'évolution de son état », estime-t-il.

Autre perspective enthousiasmante de l'IA pharmaceutique, l'adaptation des médicaments aux voyages spatiaux, qui se multiplieront dans les prochaines décennies, à l'image des voyages aériens qui ont supplanté les paquebots. Or les médicaments n’agissent pas de manière satisfaisante dans l'espace parce qu'ils n'ont pas été conçus pour une gravité nulle : l'IA embarquée permettra d'adapter les médicaments à ces périples, pour qu'ils puissent par exemple être absorbés puis se déliter comme ils le feraient avec la gravité terrestre. « J'en suis persuadé, l'IA ouvre une nouvelle ère pour la pharmacie, dans laquelle le pharmacien n'est pas près de disparaître », conclut notre confrère.

Denis Durand de Bousingen

 

De la trousse de voyage au bilan de médication, l'IA tient-elle bien le comptoir ?

Professeur de chimie pharmaceutique à l'Université de Brunswick (Allemagne), Hermann Wätzig a demandé à ChatGPT de se transformer en pharmacien d'officine... avec des résultats d'autant meilleurs que les questions posées sont simples. Il l'a d'abord invitée à préparer une trousse de pharmacie de voyage pour un touriste se rendant en Thaïlande, en tenant compte de l'état de santé et des antécédents de ce dernier, et déclare avoir été surpris par la qualité de la réponse, bien qu'elle ait été moins détaillée que ce que pourrait fournir une véritable pharmacie internationale.

Il a déclaré ensuite qu'il souffrait de migraine : là aussi, ChatGPT lui a expliqué de manière claire quelles pouvaient être les raisons de son mal et les moyens d'y remédier, en lui indiquant finalement une liste de médicaments adaptés. Toutefois, il n'a pas été en mesure de lui en conseiller un plutôt qu'un autre, laissant donc le choix au pharmacien ou au patient. Les choses se sont gâtées lorsque ChatGPT a été amené à réaliser un bilan de médication chez un patient polymédiqué, car certaines interactions et certains effets indésirables n'ont pas été pris en compte.

Le Pr Wätzig a répété ses tests avec de nombreuses autres questions de comptoir plus ou moins difficiles, montrant que la fiabilité de ChatGPT et d'autres Chatbots testés simultanément se réduit au fur et à mesure que la complexité augmente. Par ailleurs, il relève que même lorsque les réponses sont parfaites, l'IA se révèle incapable de la moindre empathie et délivre ses informations comme un automate, de manière très impersonnelle. C'est rassurant pour le vrai pharmacien et cela montre l'importance de son rôle, conclut-il, mais l'IA continuera à progresser dans l'avenir. « Il y a quarante ans, les ordinateurs ont commencé à savoir jouer aux échecs, puis à gagner face à un maître de niveau régional. Vingt ans plus tard, ils étaient de taille à vaincre un champion du monde, et aujourd'hui, un champion du monde n'a plus aucune chance de gagner face à eux », a-t-il rappelé, sans se prononcer pour autant sur l'extrapolation de cette parabole à la pharmacie.

D.D.B

Source : Le Quotidien du Pharmacien