Qu’est-ce que la margarine ? Substitut au beurre, dont elle contient les mêmes valeurs nutritives, cette crème tartinable a le mérite d’être meilleur marché et de se conserver plus longtemps. Elle est née en 1869 à la suite d’un concours lancé par Napoléon III, soucieux de « découvrir un produit propre à remplacer le beurre ordinaire pour la marine et les classes peu aisées » alors que le beurre se fait rare et cher.
Un certain Hippolyte Mège-Mouriès va répondre à ce concours, ce qui va contribuer à révolutionner durablement l’industrie des corps gras. Formé à la pharmacie, entré à 21 ans en interne à l’Hôtel-Dieu de Paris, il montera progressivement les échelons grâce à sa ténacité dans la recherche puisqu’il est connu pour avoir fait de nombreuses communications à l’Académie des sciences et pour s’être adonné avec succès à l’expérimentation de nouvelles préparations pharmaceutiques, telles que des vermifuges ou des dragées effervescentes avant de s’intéresser au pain et aux graisses. Ces divers travaux qu’il orientera plus spécifiquement sur la chimie agro-alimentaire lui vaudront même de recevoir la Légion d’honneur en 1861.
Graisse de bœuf, lait et eau
Pendant ce temps, alors que notre homme (né à Draguignan en 1917) s’affaire dans son laboratoire, sont publiés les très sérieux travaux de Chevreul sur les acides gras (issus de ses recherches sur la constitution des graisses animales) et ceux de Berthelot sur la glycérine pour lesquels le scientifique obtiendra d’occuper, en 1859, la première chaire de chimie organique à l’École de Pharmacie.
C’est dans ce contexte propice que Mège-Mouriès, devenu une célébrité scientifique, après plusieurs essais d’émulsion de suif en milieu aqueux, invente une émulsion blanche résultant de graisse de bœuf, de lait et d’eau qu’il baptise « oléo-margarine » (signifiant « blanc de perle » en grec). Comme pour plusieurs inventions de l’époque, celle-ci doit beaucoup à la sérendipité puisque l’histoire nous dit que le pharmacien eut l’idée de ce composé après avoir observé fortuitement du lait de vaches mises à la diète dans la ferme expérimentale de Vincennes. Il se rend alors compte que ce lait contient toujours des matières grasses, possiblement émulsifiées par le métabolisme de l’animal. Dès 1869, un premier brevet est déposé « pour la production de certains corps gras d’origine animale » tandis qu’il met en place une petite usine à Poissy pour fabriquer son nouveau « beurre économique », activité aussitôt compromise par l’arrivée de la guerre franco-prussienne en 1870.
Scandales de faux beurre
La mise sur le marché fut bien officielle en 1872 mais c’était sans compter plusieurs défis à relever au pays des adorateurs du beurre. Car le goût de la margarine est rapidement critiqué au point que certains se demandent si la composition du produit ne contient pas des graisses de bœuf de mauvaise qualité. On remet alors en question son utilisation par les hôpitaux qui s’étaient mis à en prodiguer aux malades en grande quantité au vu de son prix modique (la margarine coûtait entre 1,20 et 1,40 franc la livre alors que le beurre s'achetait entre 3 et 8 francs). Par ailleurs, si l’appellation « beurre » ne pouvait être utilisée pour la margarine, plusieurs contrefaçons firent leur apparition, ce qui fit les choux gras (c’est le cas de le dire !) de la presse, attentive à relayer plusieurs scandales de « faux beurres ». Cette guerre fratricide ne cessera jamais vraiment puisque tout au long du XXe siècle, beurre et margarine s’opposeront, le premier avançant les risques pour la santé de la seconde ou dénonçant une concurrence déloyale sur les prix. Au point même que la fiscalité sur les deux produits est différente : le taux de TVA sur le beurre est fixé à 5,5% alors que celui sur la margarine est à 20%, un écart qui s’explique en partie par le soutien à la filière laitière française.
Plus stable et tartinable
Mais revenons au temps de Mège-Mouriès. Le « cas Margarine » fait alors déjà beaucoup parler mais il reste tout de même une petite révolution. S’il connaît de la résistance en France, il va prendre son essor en Europe, notamment dans les pays nordiques, lorsque le brevet est racheté par deux industriels néerlandais en 1878. Les États-Unis en seront aussi rapidement friands d’autant que les problèmes liés aux graisses de bœuf sont bientôt résolus grâce au recours aux huiles végétales. À l’époque, la mise au point du procédé de l’hydrogénisation des huiles permet en effet de les transformer en corps gras semi-solides ou solides, de prolonger leur durée de vie et de les rendre plus stables et tartinables. Le tour était joué !
Mège-Mouriès n’assistera pas à cette évolution de son produit puisqu’il meurt en 1880. La margarine, sous une forme transformée par rapport au composé originel, vivra ensuite de grandes heures de commercialisation sans lui. D’un produit qui avait la vocation de combler un besoin nutritif vital pour le consommateur modeste, la margarine est devenue un aliment de grande consommation qui obéit plutôt à des usages d’ordre culinaire même si les recherches sur le perfectionnement des acides gras dans sa composition n’ont jamais cessé d’évoluer afin d’en faire un produit plus qualitatif. On ne saura jamais si Mège-Mouriès préférait sa margarine au beurre, mais ce qui est sûr c’est que l’industrie de sa petite crème blanche (dont les industriels s’ingénient à la rendre plus jaune pour imiter le beurre) pèse aujourd’hui 22,5 milliards de dollars (contre 31 milliards de dollars pour le beurre). Ce chiffre est en constante progression (avec une prévision à 25,5 milliards de dollars d’ici 2025), stimulé notamment par l’utilisation massive de la margarine en boulangerie. De surcroît, les consommateurs voient aujourd’hui dans les huiles végétales un gage de qualité nutritive tandis que le beurre, aliment gras, est parfois taxé de nocif. À l’appui de cette tendance, les industriels ont redoublé d’effort ces dernières années pour développer des margarines sans OGM, sans allergènes et aussi sans huile de palme ! Belle revanche pour cette petite pâte blanche longtemps méprisée. Cependant, les débats sont loin d’être finis quant aux vertus et aux vices respectifs de chacun des deux produits : la bataille se joue toujours sur la base du produit animal versus végétal, non transformé versus transformé…
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