DES CLIENTS PRIVILÉGIÉS et des « petits » clients. Voilà le classement auquel s’est livré un répartiteur pour attribuer aux officines ses stocks de médicaments soumis à quotas par les laboratoires. En s’appuyant sur cette pratique, ces derniers répartissent leur production entre les différents groupes de répartition, pour un certain nombre de produits. Mais le système occasionne régulièrement des retards de livraison dans les officines (voir encadré). Les grossistes, qui plaident pour la fin des quotas, se sentent-ils contraints au point de « trier » leurs clients pharmaciens ? Une récente affaire révèle que cela s’est déjà produit. Elle vient d’être jugée en chambre de discipline de l’Ordre des pharmaciens. Rappel des faits. Le matin du 3 juin 2010, la Pharmacie Saint-Exupéry, à Biscarrosse (Landes), passe commande de Subutex, un produit qu’elle ne détient jamais en stock. Elle s’adresse pour cela à l’un de ses deux grossistes, la CERP Rouen, qui n’est pas son principal fournisseur et qui la livre habituellement l’après-midi. Mais le produit n’arrive pas. Motif indiqué sur le bordereau : « Manquant par contingentement du fournisseur. » Le titulaire, Jean-Paul Doublet, contacte alors son agence, installée à Pessac (Gironde). Au lieu de confirmer le message écrit, la téléphoniste lui explique maladroitement que la spécialité est bien en stock mais qu’elle est destinée en priorité aux officines qui ont l’entreprise pour fournisseur principal.
Ultra-confidentiel.
Très sensible, cette information est passée à travers les mailles d’un filet tissé en interne et établi par un document confidentiel remis le 18 juin 2007 aux directeurs d’agence. Le répartiteur fixe sa ligne de conduite, dans le but de « préserver la distribution des produits contingentés à nos principaux clients, et donc de la restreindre sous certaines conditions aux petits clients. » Ces « petits clients » sont définis comme les officines dont le chiffre d’affaires mensuel moyen (établi sur 3 mois) est inférieur à 4 500 euros. Leur accès aux médicaments placés sous quotas est réduit. Près de 70 produits sont concernés. « En fonction de la politique des laboratoires, ce chiffre pourrait augmenter à l’avenir », précise le grossiste. Les nouveaux clients doivent, eux, pouvoir bénéficier des produits sous quotas dès les premières commandes. À l’inverse, le pharmacien qui passerait à la concurrence ne doit plus avoir accès à ces médicaments dès le premier mois de la baisse de son chiffre d’affaires. Le document stipule que le message délivré au client doit rester cohérent, du retour d’informations à la commande aux explications des téléphonistes. Pour se faire, ces derniers doivent d’ailleurs recevoir une formation.
Obligations non respectées.
Tous ces éléments, le répartiteur les a fournis au Conseil central C de l’Ordre des pharmaciens (répartition). L’instance a en effet été saisie d’une plainte, en juin dernier, par le titulaire landais, excédé par une situation devenue régulière. Selon lui, le refus de vente s’accompagne d’un manquement aux obligations qui s’appliquent aux entreprises de répartition. Amené à s’expliquer, le responsable de l’établissement de Pessac a bien conscience de ne pas respecter le code de la santé publique, s’agissant de ses obligations de livraison. Cependant, il n’a pas les moyens de les assurer du fait de stocks insuffisants. Il donne alors priorité à ses meilleurs clients. En pratique, explique t-il, les commandes de produits, que son groupe lui attribue, lui sont livrées dans la première quinzaine du mois. Dans les jours qui suivent, les produits partent très vite, notamment du fait de réserves constituées par les officines craignant la pénurie. Il devient alors impossible de respecter l’obligation de détenir 15 jours de stock minimum, pour ces produits contingentés. Il s’en est expliqué au cours de la séance disciplinaire du 19 janvier dernier. Interrogé, le laboratoire a quant à lui indiqué avoir mis en place un système d’allocation pour le Subutex. Un dépannage ponctuel vers les pharmacies d’officine est également possible. Au passage, dans son argumentaire, le pharmacien plaignant souligne que le service de dépannage des laboratoires « ne peut pas être considéré comme efficace pour faire face à l’urgence. » C’est finalement un confrère qui lui a permis de disposer du traitement en temps et en heure. Un épilogue mis en avant par la chambre de discipline ordinale, estimant que l’agence n’a pas agi sans avoir conscience de l’urgence de la situation. De plus, ni le client, ni le pharmacien plaignant n’ont subi de préjudices. Le responsable de l’établissement n’a donc pas commis de faute professionnelle, selon la chambre ordinale, qui indique par ailleurs qu’elle n’a pas compétence à statuer sur le vaste dossier des quotas de médicaments.
Une pratique « déplorable ».
Au final, la plainte a été rejetée. À quelques semaines de sa retraite, le titulaire n’envisage pas de se pourvoir en appel, mais de porter le dossier à la connaissance des autorités de la concurrence. La direction du Conseil central C ne s’exprime pas, pour le moment, sur cette affaire, ni sur ses éventuelles conséquences sur la santé publique. Jean-Luc Delmas, ancien président de la section C et membre du bureau du Conseil national de l’Ordre, évoque un problème délicat, mais pas insoluble. « Si chacun des acteurs de la chaîne du médicament y met du sien, nous pourrons trouver des solutions. La balle est dans le camp des autorités sanitaires. »
S’exprimant au nom des grossistes, Emmanuel Déchin, secrétaire général de la CSRP (Chambre syndicale de la répartition pharmaceutique), indique seulement qu’« il est très regrettable de devoir en arriver là ». Yves Kerouédan, directeur général de la coopérative Astera, dont la CERP Rouen est une filiale, « déplore amèrement » cette pratique mise en place depuis plusieurs années. Il la justifie par les pénuries de stocks qu’induit la politique des quotas. « Nous y avons été obligés. Je préférerais évidemment livrer tous nos clients sociétaires dans les meilleures conditions », assure t-il. Yves Kerouédan rappelle que mention est faite de cette « logique de priorisation » dans les statuts de son groupe. « C’est précisé. Le règlement est reçu par le pharmacien lorsqu’il adhère à la coopérative. S’il ne fait pas de commande à hauteur de 7 000 euros par mois, il peut se voir exclu de tout service. Nous avons baissé ce seuil à 4 500 euros pour être moins restrictifs. » Le dirigeant d’Astera précise en outre que ce principe ne s’applique pas en cas d’urgence médicale avérée.
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