Anton Tchekhov, 1886.
La toute petite ville de B..., que constituent deux ou trois petites rues tortueuses, dort d’un sommeil léthargique. C’est la paix dans l’air figé. On n’entend quelque part au loin, – sans doute hors de la ville, – que l’aboiement enroué et grêle d’un chien. Le jour va poindre. Tout dort, depuis longtemps. Seule est éveillée la jeune femme du pharmacien Tchernomôrdik. Trois fois elle s’est couchée, mais sans qu’elle sache pourquoi le sommeil la fuit obstinément.
Assise près de la fenêtre, en chemise, elle regarde la rue. Elle étouffe, s’anime, s’énerve. Elle est prête à pleurer ; pourquoi, elle ne le sait pas non plus. Il roule dans sa poitrine comme une boule qui lui remonte à la gorge. Derrière elle, à quelques pas, courbé en chien de fusil vers la muraille, son époux ronfle béatement. Une puce avide est collée au bout de son nez sans qu’il la sente, et, même, il sourit en rêvant qu’en ville tout le monde tousse et qu’on lui achète sans discontinuer des gouttes du roi de Danemark. Rien ne le réveillerait maintenant, ni morsure des bêtes, ni canon, ni caresses.
La pharmacie est située tout au bout de la ville et la pharmacienne a devant elle les champs illimités... Elle voit peu à peu blanchir la partie orientale du ciel, qui, ensuite, s’empourpre comme par l’effet d’un grand incendie. Tout à coup, derrière les broussailles lointaines, émerge la lune à large face. Elle est rouge et a toujours l’air très gênée, on ne sait pourquoi, lorsqu’elle sort de derrière des broussailles. Soudain retentissent, dans le calme de la nuit, des pas et des bruits d’éperons.
« Ce sont, pense la pharmacienne, des officiers sortant de chez le chef de police, qui rentrent au camp. » Peu après apparaissent deux silhouettes en tuniques blanches, l’une grande et grasse, l’autre petite et mince. Indolemment, jambe à jambe, parlant on ne sait de quoi, les officiers se traînent le long de la palissade. Approchant de la pharmacie, ils commencent à ralentir encore le pas et regardent les fenêtres.
– Ça sent la pharmacie..., dit la silhouette mince. Et en effet, en voilà une... Ah ! je me souviens... j’y ai acheté, la semaine dernière, de l’huile de ricin... Et il y a un pharmacien à figure rébarbative et à mâchoire d’âne... Une mâchoire, mon bon !... C’est avec une pareille mâchoire que Samson tua les Philistins.
– Oui, dit d’une voix profonde l’officier gras... Et la pharmacienne, Obtiôssov, est jolie.
– Je l’ai vue. Elle m’a beaucoup plu... Dites-moi, docteur, lui est-il possible d’aimer cette mâchoire d’âne ? Cela se peut-il ?
– Non, elle ne l’aime probablement pas..., soupire le docteur d’un air de plaindre le pharmacien. Elle dort maintenant derrière la fenêtre, la petite chérie. Hein, Obtiôssov ?... Elle s’étire, elle a trop chaud !... Sa petite bouche est à demi ouverte... Sa petite jambe sort du lit. L’imbécile de pharmacien ne comprend pas, je parie, le trésor qu’il possède !... Pour lui, une femme ou une bouteille d’eau phéniquée, c’est la même chose !
– Savez-vous, docteur, dit l’officier en s’arrêtant, entrons à la pharmacie acheter quelque chose ! Peut-être verrons-nous la pharmacienne.
– Quelle idée ! La nuit !. – Et après ?... Ils doivent servir même la nuit. Venez, mon cher !...
– À votre gré...
La pharmacienne, dissimulée derrière son rideau, entend un coup de sonnette rauque. Regardant son mari qui ronfle, comme avant, avec délices, et sourit, elle passe sa robe, glisse dans des pantoufles ses pieds nus, et se hâte vers la pharmacie. On entrevoit, par la porte vitrée, deux ombres... La pharmacienne remonte la mèche de sa lampe et se hâte d’ouvrir. Elle ne s’ennuie plus, ne s’énerve plus, n’a plus envie de pleurer ; son cœur seulement bat avec force. Le gros major et le mince Obtiôssov entrent. On peut maintenant les examiner.
Le major pansu est brun, barbu et gauche. À ses moindres mouvements, sa tunique craque et la sueur couvre son visage. L’officier rose, imberbe, féminin, est souple comme une cravache anglaise.
– Que désirez-vous ? demande la pharmacienne, retenant sa robe sur sa poitrine.
– Donnez-nous... hé, hé, hé... pour quinze copeks de pastilles de menthe. Sans se presser la pharmacienne atteint un bocal sur un rayon et commence à peser. Ses clients, sans sourciller, regardent son dos. Le major, comme un gros chat, ferme les yeux, et le lieutenant est très sérieux.
– C’est la première fois, dit le major, que je vois une dame vendre dans une pharmacie.
– Rien d’étonnant à cela, répond la pharmacienne guignant la figure rose d’Obtiôssov ; mon mari n’a pas d’aide ; je lui en tiens lieu.
– Ah ! c’est cela !... Vous avez une belle pharmacie ! Que de bocaux !... Et ça ne vous fait rien de vivre parmi les poisons ?... Brr ! La pharmacienne cachette le petit paquet et le tend au major.
Obtiôssov lui paye quinze copeks. Une demi-minute passe dans le silence. Les hommes, s’entreregardant, font un pas vers la porte, puis reviennent...
– Donnez-moi aussi, demande le major, pour dix copeks de carbonate de soude. La pharmacienne, d’un mouvement paresseux, étend la main vers le rayon.
– N’y aurait-il pas ici, murmure Obtiôssov, en remuant les doigts, quelque chose, hum, hum... quelque chose, vous comprenez... qui ressemble à une boisson revivifiante ?... De l’eau de seltz par exemple ?... Avez-vous de l’eau de seltz ?
– J’en ai, répond la pharmacienne.
– Bravo ! Vous n’êtes pas une femme, vous êtes une fée !... Donnez-nous-en quelques demi-bouteilles. La pharmacienne cachette vivement le carbonate de soude et disparaît dans l’obscurité, derrière la porte.
– Un vrai fruit ! dit le major clignant de l’œil. Obtiôssov, on ne trouverait pas, même en l’île Madère, un pareil ananas ! Hein ! Qu’en pensez-vous ? Et... vous... entendez ce ronflement !... C’est M. le pharmacien en personne qui daigne se reposer.
– La pharmacienne revient une minute après et dépose sur le comptoir cinq demi-bouteilles. Elle remonte de la cave, est rouge et un peu haletante.
– Chut!... lui dit Obtiôssov, lorsqu’ayant débouché des bouteilles elle laisse tomber le tire-bouchon !... pas de bruit ! Ne cognez pas comme ça. Vous réveilleriez votre mari.
– Et si je le réveille ?...
– Il dort de bon cœur... Il vous voit en rêve... À votre santé !...
– Bah ! dit le major de sa voix profonde,
– faisant un renvoi après avoir bu de l’eau de seltz,
– les maris sont une si ennuyeuse engeance qu’ils feraient bien de dormir toujours. Ah ! si avec cette excellente eau on avait un peu de vin rouge !...
– En voilà une idée ! dit la pharmacienne en riant.
– Ce serait splendide !... Il est dommage que l’on ne vende pas de spiritueux dans les pharmacies... Au reste, vous devez vendre du vin comme médicament ? N’avez-vous pas du vinum gallicum rubrum (1) ?
– Il y en a...
–Alors, voilà, servez-nous-en! Que diable, apportez-en ici ! dans de l’eau ; puis nous verrons... Obtiôssov, hein ? D’abord
– Combien vous en faut-il ?
– Quantum satis (2) !... Servez-nous-en d’abord une once avec de l’eau, et ensuite, per se...
– Le major et Obtiôssov s’assoient près du comptoir, quittent leurs casquettes et commencent à boire du vin rouge.
– Ce vin, il faut le dire est exécrable, vinum plokhissimum (3), bien qu’en votre présence... hé, hé, hé ! il semble du nectar... Vous êtes ravissante, madame ! je vous baise la main en pensée.
– Je payerais cher pour le faire autrement, dit Obtiôssov. Ma parole d’honneur, je donnerais ma vie !...
– Taisez-vous donc ! dit Mme Tchernomôrdik rougissant et prenant un air grave.
– Que vous êtes coquette tout de même, fait doucement le docteur en riant, et la regardant malicieusement en dessous. Vos petits yeux tirent comme des pistolets : pif ! paf ! Je vous félicite ; vous triomphez ; nous sommes vaincus !...
– La pharmacienne regarde les figures congestionnées des officiers, écoute leurs bavardages et bientôt s’amuse elle aussi. Oh ! qu’elle se sent gaie maintenant ! Elle cause, elle rit, elle caquette, et même, après les longues supplications de ses clients, elle boit deux onces de vin rouge.
– Vous feriez bien, messieurs les officiers, dit-elle, de venir plus souvent au camp ; sans cela c’est horriblement ennuyeux ; c’est à mourir tout simplement...
– Je vous crois sans peine, dit le docteur d’un air épouvanté. Un ananas comme vous, une merveille de la nature !... Et ici, dans ce trou... Griboièdov a dit cela à merveille : « À Sarâtov ! oh ! dans un trou !... » (4). Cependant il est temps que nous partions. Très heureux d’avoir fait votre connaissance... Extrêmement ! Combien nous devons-nous ?...
La pharmacienne, les yeux au plafond, remue longtemps les lèvres :
– Douze roubles, quarante-huit copeks ! dit-elle. Obtiôssov tire de sa poche un gros portefeuille, farfouille longuement sa liasse de billets et paye.
– Votre mari dort de bon cœur..., murmure-t-il en serrant la main de la pharmacienne ; il a de doux rêves...
– Je n’aime pas à entendre des bêtises...
– Quelles bêtises ?... Ce n’en est pas ! Shakespeare a dit : « Heureux qui, dans sa jeunesse, fut jeune ! »
– Lâchez ma main ! Les officiers, à la fin, après de longs propos, baisent la main de la pharmacienne et, indécis, semblant se demander s’ils n’ont pas oublié quelque chose, sortent de l’officine. La pharmacienne, vite revenue dans sa chambre, s’assied à la même place.
Elle voit le major et le lieutenant faire paresseusement une vingtaine de pas, puis s’arrêter et chuchoter quelque chose. De quoi parlent-ils ?... Son cœur bat, ses tempes battent ; pourquoi ?... Elle l’ignore elle-même... Son cœur bat fortement comme si les deux hommes qui chuchotent là-bas décidaient de son sort... Au bout de cinq minutes, le major quitte Obtiôssov et s’éloigne ; Obtiôssov revient.
– Il passe une fois, deux fois devant la pharmacie... Tantôt il s’arrête devant la porte, tantôt repart. Enfin la sonnette tinte doucement.
– Qui est là ?... Qu’est-ce que c’est ?... dit tout à coup la voix du mari. On sonne et tu n’entends pas !... Quel désordre est-ce là ?... Il se lève, enfile sa robe de chambre et, se balançant, à moitié endormi, traînant ses pantoufles, entre dans la pharmacie...
– Que désirez-vous ? demande-t-il.
– Donnez-moi... donnez-moi, dit Obtiôssov, pour quinze copeks de pastilles de menthe.
Avec un reniflement qui n’en finit pas, bâillant, s’endormant en route et cognant ses genoux au comptoir, le pharmacien grimpe jusqu’au rayon et atteint le bocal. Deux minutes après, la pharmacienne voit Obtiôssov sortir de la pharmacie, et, après avoir fait quelques pas, jeter avec dépit les pastilles de menthe sur la route poudreuse.
Au coin de la rue, le major vient au-devant de lui. Ils se rejoignent et disparaissent en gesticulant dans la buée du matin.
« Que je suis malheureuse ! dit la pharmacienne, regardant avec colère son mari qui se déshabille rapidement pour se re- coucher. Oh ! que je suis malheureuse ! répète-t-elle soudain en fondant en larmes... Et personne ne le sait... »
– J’ai oublié quinze copeks sur le comptoir, murmure le pharmacien en se fourrant sous sa couverture ; serre-les, je te prie, dans la caisse... Et il se rendort aussitôt.
(1) Traduit du latin : vin rouge de France. (Note du correcteur – ELG.)
(2) Traduit du latin : autant qu’il en faut. (Note du correcteur – ELG.)
(3) Superlatif forgé avec l’adjectif russe plokhoé, mauvais. (Tr.)
(4) Le Tort d’avoir de l’esprit, acte IV, sc. XIII. (Tr.)
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