Le discours de politique générale de Gabriel Attal de début d’année a au moins permis de remettre au premier plan la vente en ligne de médicaments. « Avant, tout le monde s’en foutait », note un brin sarcastique Cyril Tétart, président de l’Association française de la pharmacie en ligne (AFPEL). Le 30 janvier, l’ex-Premier ministre s’engageait en effet à « déverrouiller certaines professions (…) ou encore les ventes en ligne de médicaments par les pharmacies », ce qui a été l’une des raisons de la mobilisation des pharmaciens le 30 mai.
Autorisée depuis 2013, la vente en ligne de médicaments est strictement encadrée et concerne aujourd’hui l’ensemble des médicaments non soumis à prescription obligatoire. Elle relève du monopole pharmaceutique. Elle est effectuée à partir d’un site internet adossé à une pharmacie, après autorisation de l’Agence régionale de santé (ARS). Les lieux de stockage doivent être situés à proximité de l’officine. La remise des médicaments s’effectue, selon le choix du patient, soit à l’officine, soit par livraison à domicile. Le patient peut obtenir des informations et conseils et faire compléter son dossier pharmaceutique.
Alors que le marché national commençait à marquer le pas entre 2016 et 2020 (-10 % à -15 % par an de chiffres d’affaires), il a littéralement explosé au moment des confinements imposés pendant la crise Covid-19, malgré la suspension transitoire, en 2020, de la vente par internet du paracétamol, de l’ibuprofène et des spécialités contenant de la nicotine. Aujourd’hui, la vente en ligne est une activité plutôt en croissance « mais c’est toujours élitiste, relève Cyril Tétart. Il y a seulement 4 à 5 grosses pharmacies en ligne en France, et plein de petites. » Au 4 septembre 2024, l’Ordre des pharmaciens répertoriait 820 pharmacies avec un site autorisé à vendre des médicaments. Les 4 ou 5 pharmaciens leader pèsent ensemble près de 40 millions d’euros de CA par an.
Du retard à rattraper
« On est rentable mais on ne gagne pas des fortunes. Le problème de la vente en ligne, c’est la marge, qui est faible, tempère cependant Cyril Tétart. Ce que l’on a en plus, ce sont des charges très importantes, que n’a pas une pharmacie physique : le référencement, l’achat de mots-clés pour être mis en avant et être connu, mais aussi l'achat de cartons, toute la logistique et surtout les transports. C’est cher, le transport : 5 points de marge en moins ! » Ainsi, la vente en ligne est « un vrai métier. Plus on avance, plus ça se complexifie et on se professionnalise ». Lui-même avec son site LaSante.net adossé à sa pharmacie réalise deux tiers de son chiffre d’affaires global avec la vente en ligne.
En retard sur ses voisins européens, la France devait accélérer sur la vente de médicaments sur internet, estimait Gabriel Attal qui y voyait aussi une solution pour réduire le prix des médicaments et améliorer le pouvoir d’achat des Français. « La vente en ligne a déjà fait baisser les prix, on ne peut pas descendre plus bas, répond le président de l’AFPEL. Et ce n’est pas parce qu’il y aura plus de pharmacies en ligne que les prix vont baisser. On a 12 ans de recul. Et aujourd’hui, ce que recherchent les gens, ce ne sont pas les prix mais les services. »
Agir pour ne pas subir
« On a vite compris que la direction générale de l'entreprise (DGE) voulait avancer sur le sujet de la vente en ligne. Il y avait deux positions à avoir : soit on disait "non" et cela se faisait à nos dépens, soit on disait "oui" et on gardait la vente en ligne à notre main et on préservait le maillage, le monopole et les avancées sociales, car c’est aussi cela le sujet », raconte Laurent Filoche, président de l’Union des groupements de pharmaciens d'officine (UDGPO).
La profession s’est donc très vite organisée autour du projet aujourd'hui nommé « Ma pharmacie en France », un portail de services dont la vente en ligne, conçu par les groupements pour contrer les plateformes qui menacent le monopole. C’est « un portail de services pour garder une relation directe entre le patient et la pharmacie de son choix, sur ordinateur ou sur un smartphone, avec une application », explique Alain Grollaud, président de Federgy (la Chambre syndicale des groupements et enseignes de pharmacies), chef d’orchestre du projet. La différence avec la plateforme, qui privilégie l'entrée par le produit ? Sur le portail, « le "picking" est différent. Le patient choisit d’abord sa pharmacie, et non le produit, explique Cyril Tétart. Ainsi, tout le monde est sur un même pied d’égalité mais il faut que le site Ma pharmacie en France soit bien référencé. » Pour cela, il faut du nombre. « Plus on fait de la pharmacie en ligne, mieux c’est pour la pharmacie en général, ajoute le président de l'AFPEL. Mais il ne faut pas que la vente en ligne reste élitiste. »
Le but c’est de prendre notre destin en main, sinon, d’autres s’en chargeront.
Alain Grollaud, président de Federgy
« Le but c’est de prendre notre destin en main, sinon, d’autres s’en chargeront. Si d’autres acteurs s’en emparent, vous imaginez la catastrophe ! », résume Alain Grollaud. Laurent Filoche va dans le même sens : « Il fallait inventer un système respectueux du maillage où les pharmaciens pourraient héberger les patients pour un coût raisonnable. »
En pratique, ce portail propose un premier bloc pour la vente en ligne de médicaments OTC, associé à la vente de produits de parapharmacie et de dispositifs médicaux. Le patient choisit d’abord sa pharmacie, entre sur la page et commande. Si la pharmacie a déjà développé son site de vente en ligne, elle continue. « Si vous n’avez pas de site, l’appli va vous permettre de créer une sorte de vitrine virtuelle avec votre stock et votre prix », explique encore le président de Federgy. Le patient complète ensuite son panier et paie en ligne « de manière très simple et très habituelle ». Pour recevoir sa commande, deux solutions : récupérer les produits à l’officine en click & collect ou choisir la livraison. Pour la profession, il y avait plusieurs lignes rouges à ne pas dépasser : pas de plateformes et pas de stocks déportés.
Ma pharmacie en France propose d’autres services. Une deuxième brique permet la dispensation à domicile des médicaments sur ordonnance pour les patients qui ne peuvent se déplacer, selon le circuit classique (carte Vitale et original de l’ordonnance). Une troisième brique « Communication » permet de promouvoir les missions réalisées en pharmacie (vaccination, dépistage, entretiens…) auprès du grand public. « L’avantage, c’est qu’on passe par un portail générique pour faire de la communication et diffuser des messages de santé publique », indique Alain Grollaud. Pas de problème de déontologie.
La quatrième brique est l’Agenda. À l’instar de Doctolib et consorts, il permet de planifier les rendez-vous à l’officine.
Un choix ou une nécessité ?
Enfin, lutte contre les fraudes oblige, une dernière brique permettra de contrôler les ordonnances, grâce à une intelligence artificielle interopérant avec l’outil Asafo mis en place en août par l’assurance-maladie.
Initié il y a un an, après les décisions de la Cour européenne de justice et les multiples attaques des plateformes européennes, le projet est en passe de se concrétiser et entre en phase de test au cours du dernier trimestre 2024, pour être déployé en 2025. La Poste apporte son expertise pour le développement numérique avec Docaposte, connu pour la conception, l'exploitation et l'hébergement du dossier pharmaceutique, et assurera la livraison à domicile.
Les pharmaciens ont tout intérêt à se pencher sur la vente en ligne car c’est une demande de leurs patients.
Laurent Filoche, président de l’Union des groupements de pharmaciens d'officine (UDGPO)
Le dispositif est ouvert à tous les pharmaciens sur abonnement. Le montant de la cotisation « sera inférieur à 50 euros par mois, confie Alain Grollaud. C’est trois fois moins cher que la concurrence ! ». Surtout, « le but n’est pas de faire du business mais d’apporter un service à nos patients », ajoute-t-il. « On essaie de faire un outil le plus simple possible pour que le pharmacien puisse se lancer. Le pharmacien qui ne se positionne pas risque de perdre en attractivité. Les pharmaciens ont donc tout intérêt à s’y pencher car c’est une demande de leurs patients », invite Laurent Filoche.
« Il faut vivre avec son temps, il faut aller vite, ajoute Cyril Tétart. Tout le monde va sur internet, pour se renseigner. Et l’e-commerce via Ma pharmacie en France est moins coûteux qu’une société de pharmacie en ligne comme la mienne. De plus, la vente en ligne via Ma pharmacie en France permettra à la pharmacie d’irradier à travers son territoire », énumère le président de l'AFPEL.
Pour Laurent Filoche, « Ma pharmacie en France est une solution respectueuse de la profession : ce n’est pas une plateforme centralisée et elle nous préserve des acteurs étrangers. La profession répond ainsi aux besoins sociétaux à un prix compétitif. »
« On ne fera pas l’évaluation de la réussite sur la vente en ligne. Le but c’est de ne pas subir. Si on ne le fait pas, le gouvernement va nous l’imposer, et à sa façon », conclut Alain Grollaud.