La route est sublime. Le lac Léman brille sous un soleil d’hiver. Dans le taxi, le chauffeur parle brièvement de l’histoire de la région : « Nous arrivons à Amphion-les-Bains, regardez sur la gauche, on aperçoit l’entrée de l’usine d’embouteillage d’Evian. On ne peut pas l’imaginer d’ici, mais c’est immense. » L’enseigne de la célèbre marque finit de planter le décor. Ici, trois millions de bouteilles sortent chaque jour à destination de 143 pays. Et 300 contrôles quotidiens vérifient la teneur minérale de cette eau des Alpes connues pour ses propriétés diurétiques
À Amphion, il y a trois siècles, le thermalisme était déjà en vogue. Réputée pour ses eaux ferrugineuses, la ville offrait aux ducs de Savoie et à la haute société une étape de soins et de bon temps. Mais c’était sans compter l’essor de la ville voisine. En 1790, un certain Jean Charles de Laizer, Comte de son état et fuyant les tumultes de la Révolution, arrive sur les bords du Léman. Son idée : soulager sa gravelle avant de passer du côté suisse. L’histoire dit qu’il est déçu par la source d’Amphion et qu’au cours d’une promenade dans le jardin de Gabriel Cachat - petit propriétaire terrien et viticulteur qui accessoirement l’héberge avant qu’il ne poursuive sa fuite de l’autre côté du lac - il se désaltère à une source dont il ressent rapidement les bienfaits. La renommée d’Evian commence ici, et la source Cachat en devient le fer de lance. Aujourd’hui, les Évianais viennent toujours remplir leur bouteille directement à cette source, dont les propriétés médicinales, sont, paraît-il, encore plus vivaces pendant les 48 premières heures.
Les pharmaciens, distributeurs privilégiés
Le taxi s’arrête au bord du lac, devant le Palais Lumière, ancien institut d’hydrothérapie construit en 1900 et aujourd’hui reconverti en lieu d’expositions après une vaste campagne de restauration qui l’a sauvé de l’abandon. Ce bâtiment imposant, à proximité du casino et de l’Hôtel de Ville (l’ancienne résidence de villégiature des frères Lumière), est le témoin privilégié d’une Belle Époque férue de cures thermales. Durant tout le XIXe siècle, Evian et la pureté de son eau ont en effet fait oublier Amphion. Analysée dès 1807, l’eau de la source Cachat est d’abord consommée en face, à Lausanne, avant de faire les beaux jours de la ville thermale dans une buvette qui porte son nom (actuellement en restauration). En 1868, l’Académie de Médecine donne son approbation, graal nécessaire à toute demande d’exploitation d’une eau minérale en France. Forages et canalisations sont installés pour recueillir le précieux liquide qui alimente dans un premier temps des infrastructures thermales qui changent la physionomie de la commune.
Mais bientôt, les curistes souhaitent poursuivre leurs cures chez eux. Cette tendance va intensifier la demande de l’eau en bouteilles. Mais où l’acheter ? Par une ordonnance de 1823, la loi prévoit que les pharmaciens sont libres d’administrer au public les eaux minérales naturelles, dont les propriétés les apparentent à des médicaments, sans demander d’autorisation préalable. Et c’est ainsi que le siècle du thermalisme voit fleurir dans la presse les publicités pharmaceutiques vantant les bienfaits des eaux minérales naturelles. C’est également au cours de ce siècle que l’hydrologie commence à être enseignée dans les facultés de pharmacie. Mais plus tard, au milieu des années 1950, avec l’implantation des grandes surfaces, les pharmacies perdront leur monopole. À l’origine en argile ou en osier, les bouteilles se présenteront désormais en verre ou en plastique - aujourd’hui recyclable. Et la loi exigera que les usines d’embouteillage se modernisent et que les eaux subissent un certain nombre de traitements pour être plus facilement consommables, en atténuant par exemple les dépôts ferrugineux et leur goût amer ou acide (regazéification, déferrisation). Ces nouvelles normes, qui nécessiteront des moyens importants, entraîneront alors la disparition d’un marché plus local d’un certain nombre de petites eaux minérales, et à l’inverse, accroîtront le prestige des plus renommées.
La France minéralisée
Au début du XXe siècle, la France compte plus de cent villes d’eaux, dont la moitié procèdent à l’embouteillage et au transport. Et plusieurs d’entre elles profitent du succès d’une station thermale. Plates ou gazeuses, les eaux minérales naturelles se déclinent bientôt en bouteille, comme Badoit, Contrex, Hépar, Vittel, Vichy, Perrier, Salvetat ou Saint-Yorre. Aujourd’hui, la France compte 99 eaux minérales naturelles (plus ou moins riches en sels minéraux), à ne pas confondre avec les 86 eaux de source, qui, elles, n’ont pas de propriétés thérapeutiques avérées. Certaines, rares, sont encore vendues en pharmacie et parapharmacie, comme l’auvergnate très riche en magnésium Hydroxydase.
Un pharmacien à l’origine de l’eau de Saint-Yorre
Plusieurs pharmaciens se sont illustrés dans l’exploitation des eaux minérales. Un des plus importants, Nicolas Larbaud (1822-1889) est considéré comme « l’inventeur » de la Saint-Yorre. Pharmacien à Vichy, où il vend les fameuses pastilles, il est rapidement considéré par ses confrères concurrents comme un falsificateur des véritables produits Vichy… La guerre commerciale se déroule à coups d’affiches et de publicités dans une ville où le succès du thermalisme attise alors toutes les convoitises. Dans le même temps, notre pharmacien a l’idée lumineuse d’acheter à Saint-Yorre des terrains d’où jaillit une eau particulièrement salée, pour laquelle il obtient le droit d’exploitation en 1855. Autant dire qu’il vient de couper l’herbe sous le pied à tous les envieux. Assuré des vertus thérapeutiques de son eau, Larbaud met en place un système d’embouteillage, distribue son élixir dans les pharmacies et ouvre un établissement thermal, concurrent direct de celui de Vichy. Son affaire marche à merveille car l’eau de Saint-Yorre est rapidement considérée comme la plus minéralisée et la plus gazeuse des sources de Vichy et celle qui supporte le mieux le transport en bouteille. Mais Larbaud ne s’arrête pas là. Ayant eu vent qu’une source serait enfouie sous la propriété de son officine à Vichy, il décide de creuser et finit par trouver une autre source qu’il nomme Prunelle et dont il se déclare propriétaire. Mais l’État et la Compagnie fermière d’exploitation des eaux de Vichy feront tout, au prix de multiples procès, pour invalider ce droit de propriété. Pugnace, Larbaud ne se laisse pas intimider et va même jusqu’à installer une buvette dans sa pharmacie pour distribuer gratuitement cette nouvelle eau. L’affaire va jusqu’en Cour de cassation et en Cour d’assises ! Larbaud est même menacé par des ouvriers de Vichy armés de pioches, qu’il reçoit, retranché derrière son comptoir d’officine, fusil au poing ! Après sept ans de combat, seul contre tous, alors que tous les recours possibles ont été intentés pour qu’il ne puisse avoir de droit sur cette source, la Cour d’appel de Riom finit par lui donner raison.
Cette histoire incroyable témoigne des enjeux des eaux minérales naturelles aux prémices de leur commercialisation, et du rôle crucial de certains pharmaciens qui ont contribué à administrer et à faire connaître leurs vertus thérapeutiques. De nos jours, les temps sont apaisés. Et c’est depuis l’Hôtel Royal à Evian, magnifique bâtiment Belle Époque perché sur la montagne, lieu de pèlerinage et de cure des plus grandes stars au début XXe siècle, qu’il faut admirer le panorama sur le lac, en se désaltérant.