Tétanisé par la pandémie, début mars 2020, notre pays avait paradoxalement retrouvé le sourire. Le système D à la française fonctionnait à nouveau ! Des quatre coins de France, la solidarité nationale se mettait en place : des alcooliers, fabricants de pastis et de cognac, ainsi que des betteraviers volaient au secours des producteurs de gels hydroalcooliques, en mal de matière première. Parmi eux, des pharmaciens qui n’hésitaient pas à se consacrer corps et âme au préparatoire, jusqu’à aller l’installer sur le trottoir, pour certains.
Pris dans ce tourbillon, certains pharmaciens se sont attiré les foudres des instances ordinales qui leur ont reproché d’avoir été peu regardants sur la réglementation en utilisant de l’alcool de bouche. C’est le cas d’un officinal dans la Loire, mais aussi de Vincent Négret. Au tout début mars 2020, ce titulaire à Aigre (Charente), dont deux collaborateurs sont atteints du Covid, décide de se mettre à la tâche, grâce au renfort d’un fabricant de cognac local qui le fournit en alcool à 96 %. Vincent Négret l’assure encore aujourd’hui, son intention était de parer au plus pressé et d’offrir une solution aux médecins et à la population paniquée, démunis de toute protection contre le virus.
Un service à la population
Mais le Conseil régional de l’Ordre des pharmaciens (CROP) d’Aquitaine ne voit pas cette initiative d'un bon œil. Il n’a pas la même acception du caractère d’urgence invoqué par Vincent Négret. « Les solutions hydroalcooliques n’étaient pas fabriquées conformément à l’arrêté du 6 mars 2020 qui prévoit qu’elles doivent utiliser uniquement des produits de qualité pharmaceutiques inscrits à la pharmacopée européenne », soutient Pierre Béguerie, président du CROP Aquitaine et président de la section A (titulaires) du CNOP. Pour avoir manqué aux obligations des articles R.4235-12 (bonnes pratiques) et avoir autorisé la publication d’un article de presse relayant son initiative (article R.4235-22 du code de la santé publique), fait considéré comme une sollicitation de clientèle, le titulaire écope d’un blâme avec inscription au dossier.
Cette décision, tombée le 11 mars dernier, est l'offense de trop pour Vincent Négret qui a décidé de faire appel « pour laver son honneur ». « Nous sommes sur le front depuis plus d’un an, nous avons répondu à toutes les sollicitations des pouvoirs publics en termes de distribution de masques, de tests antigéniques et de vaccins, et c’est avec la même conviction de servir mon pays et de protéger les habitants de ma commune que j’ai agi à l’époque », expose-t-il, blessé par la sanction de ses pairs. « Une décision qui fait désordre car ni la population, ni mon équipe, ne comprennent que leur pharmacien puisse être ainsi puni », ajoute avec amertume celui qui affirme avoir perdu « toute confiance dans l’institution ». Il ne pourra pas, non plus, être maître de stage comme il le souhaitait.
Son avocat, Me Philippe Berléand, est lui aussi abasourdi par ce qu’il qualifie « d’acharnement, un véritable hallali, sans commune mesure avec les faits reprochés ». Il faut, assène-t-il, rappeler les conditions de l’époque, « nous étions dans une situation d’exception, les élections (municipales du 15 mars N.D.L.R.) allaient se dérouler et du gel devait être à la disposition de la population. Ce pharmacien a fait, en conscience, ce qu’il fallait pour aider ses concitoyens. Il aurait dû au contraire susciter la fierté de sa profession pour avoir débloqué une situation ! ».
Sous scellés un an après !
Cette incompréhension totale est également partagée par Me Gérard Bembaron, qui représente une officinale de la région Auvergne-Rhône-Alpes. Dans une plainte qui lui a été adressée par le Conseil régional de l’Ordre des pharmaciens de sa région, la pharmacienne se voit reproché d’avoir vendu à prix coûtant, à des médecins de son entourage, 270 des 2 000 masques FFP2 qu’elle détenait en stock. Des masques réquisitionnés par l’État suite aux décrets des 3 et 13 mars.
Les pharmaciens se souviennent de ces heures noires où, sollicités par des patients implorants, ils devaient refuser à longueur de journée des masques qu’ils n’avaient pas ou qu’ils détenaient dans le secret de leur cave !
Me Bembaron tient en effet à souligner le paradoxe de la situation : les masques étaient certes réquisitionnés, mais peu de pharmaciens ont vu les services de l’État venir les chercher. Pour preuve, dès le début du mois de mars, sa cliente avait adressé un courrier au préfet de son département, pour lui proposer les masques réquisitionnés. Un courrier demeuré sans réponse. Ce silence a amené l’officinale à s’appuyer sur une note de la DGS du 6 mars qui autorisait « les grossistes-répartiteurs, les centrales d’achat hospitalières et les pharmaciens d’officine à livrer les commandes aux professionnels de santé ». Elle a par conséquent décidé de céder 270 de ces masques aux médecins qui lui en réclamaient. Pour information, le reliquat de 2 000 qui lui avait été finalement saisi le 20 mars 2020 lui a été remis sous scellés… le 5 mai 2021 !
Entre-temps, l’Ordre n’a pas relâché sa pression sur la pharmacienne et a formé une plainte à la suite d’un signalement du syndicat des pharmaciens du département. Outre ces faits, l’instance ordinale lui reproche d’avoir relayé l’incongruité de la situation dans la presse locale, un article étant paru le 13 mars 2020 sous le titre « Elle a 2 000 masques en stock… mais ne peut pas les vendre. » Comme pour son confrère Vincent Négret, le caractère inédit de la situation n’est pas retenu en faveur de la pharmacienne. Celle-ci fait par ailleurs l’objet de poursuite en correctionnelle, avec les conséquences qu’une potentielle condamnation au pénal pourrait entraîner.
Ces officinaux, comme leurs défenses, des avocats pourtant aguerris aux procédures ordinales, n’en reviennent toujours pas de cet acharnement à leur encontre. Et ne cessent de s’interroger sur la légitimité des poursuites et la démesure des sanctions encourues.