« Depuis quelque temps, nous prêtons régulièrement des échantillons de notre collection à différents musées pour des expositions. C’est une nouvelle dynamique qui s’intensifie » se réjouit Thomas Gaslonde, enseignant-chercheur à l’université Paris-Descartes et responsable du musée François Tillequin. Il rappelle par exemple que des pièces avaient fait le voyage jusqu’à Lyon, au musée des Confluences, pour la grande exposition Venenum, un monde empoisonné en 2018. Une visibilité bienvenue pour le petit musée de matière médicale de la faculté de pharmacie qui ouvre uniquement sur rendez-vous. « Aujourd’hui, nous avons toujours des œuvres en prêt » ajoute-t-il en citant les pots de brisures de quinquina – « notre clin d’œil au bicentenaire de la découverte de la quinine par Pelletier et Caventou en 1820 », précise-t-il – les fioles d’huile d’argan et d’huile de palme, les flacons de poudre d’aconit, ou encore les jolies briques de thé présentés au château de la Roche-Guyon (Val d’Oise) dans l’exposition Aventures végétales. De l’insouciance à la liberté encadrée qui vient de rouvrir après la période de confinement.
Le grand voyage des plantes
Le titre ambitieux augure d’un parcours chronologique très vaste, de la Préhistoire à nos jours pour conter l’histoire des plantes : les grands bouleversements géologiques et climatiques qui ont conduit à leurs modifications génétiques, mais aussi leur domestication par l’homme qui a perturbé leur évolution naturelle et a participé à créer les écosystèmes dans lesquels nous vivons aujourd’hui. « Au regard des questionnements actuels sur la diversité biologique et végétale, sur la disparition des plantes et l’apparition de nouvelles espèces, le propos est de montrer que ces bouleversements ont toujours existé, y compris lorsque l’homme n’était pas présent. Le but est de montrer cette relativité d’un mouvement perpétuel ce qui ne minimise pas les inquiétudes actuelles », explique le commissaire Yves-Marie Allain, ancien directeur du Jardin des Plantes de Paris.
À l’aune de la thématique, l’exposition n’est pas grande, mais les objets choisis avec soin. Certains, assez rares, mettent en valeur des collections peu connues, comme un manuscrit de La Haye sur les plantes et leurs usages aux Antilles provenant du service historique de la Marine de Vincennes. Car le but de l’exposition est aussi de montrer le trajet des plantes, parfois très long, d’un continent à l’autre, dans des conditions difficiles de transport, par bateau ou à dos de chameau à travers l’Asie. Les caisses de transport en bois sur les navires ne préservaient bien souvent qu’à peine 1 % de la cargaison, jusqu’à l’invention de la caisse de Ward, au début du XIXe siècle (dont un exemplaire est présenté dans l’exposition). Étanche, elle permettait enfin la survie des plantes durant plusieurs semaines d’expédition. Ce sont ces échanges entre botanistes et scientifiques qui ont modifié la flore de nos sols et qui ont aussi permis à la pharmacopée de s’enrichir considérablement. Derrière les déplacements des plantes, se niche l’histoire de la chimie et de la pharmacie.
Les graines du bout du monde
Au château de La Roche-Guyon, au cœur du XVIIIe siècle, la famille La Rochefoucauld (toujours propriétaire du domaine) dont la figure éclairée est la duchesse d’Enville, accueille un panel de savants et d’intellectuels partisans des idées nouvelles. Comme aujourd’hui, les logis neufs ont une vue dégagée sur le potager-fruitier, créé en 1697, dont la duchesse parcourt les larges allées sablées auprès de Turgot ou de Malesherbes. Les idées de Voltaire et de Rousseau et l’esprit moderne des physiocrates s’épanouissent à l’ombre des poiriers (plus de 400 !), des pêchers, des mûriers et des abricotiers. Au sol, choux de Milan, carottes de Hollande et plantes aromatiques agrémentent ce jardin de collection, parfait reflet de l’appétit des botanistes qui recherchent aux confins du monde de nouvelles espèces à implanter. En miroir de ce grand carré végétal historique (remis en culture sous la férule du célèbre paysagiste Gilles Clément, en 2007), l’exposition décline l’exceptionnel voyage des graines et des plantes. D’admirables fossiles préhistoriques précèdent les premiers herbiers de la Renaissance, puis avec l’ère du commerce mondial et la curiosité scientifique, bien souvent couplée à des missions diplomatiques, les plantes et les graines, monnaies d’échange, sont déplacées, étudiées et domestiquées.
Le visiteur (toujours masqué !) traverse un magnifique cabinet chinois (parfaite reconstitution de celui qui se trouve au 1er étage du château dans un état trop abîmé) dont les papiers peints racontent l’histoire de la fabrication et du commerce du thé. « À l’époque, les missionnaires jésuites ont pu aller jusque dans le jardin privé de l’Empereur de Chine, lieu très fermé. Le Père d’Incarville, par exemple, est reçu à la cour car il amène à l’Empereur des graines de fleurs du Jardin des Plantes et inversement, il envoie à Paris des paquets de semences. Ainsi le premier sophora du Jardin des Plantes est issu d’un semis de graines issues de la Cité Interdite et envoyées par d’Incarville. On peut toujours le voir et il y en a un autre au Trianon à Versailles, issu de ce même semis », explique Yves-Marie Allain.
Blake et Mortimer
La dernière salle du parcours de l’exposition prend la forme d’un petit cabinet de curiosité qui accueille une installation contemporaine. L’Herbier de l’artiste Pascal Levaillant, tombé amoureux du site de La Roche-Guyon, tapisse les étagères des murs, à la manière dont pouvaient être présentées les anciennes apothicaireries. Pots de végétaux, fleurs et plantes séchées comptabilisent 350 espèces qui forment une charmante « mosaïque » colorée, selon le terme de l’artiste, qui a voulu ici rendre hommage à la grande diversité végétale qui habite toujours le lieu, en particulier le potager-fruitier, mais aussi le Jardin Anglais attenant au château (fermé au public) dans lequel l’artiste a eu le droit d’herboriser.
Depuis les parterres du potager-fruitier, la vue est saisissante sur ce château-forteresse habillé des Lumières du Grand Siècle dont l’histoire s’étend du XIe au XXe siècle. Si les plantes parlent du nouvel esprit scientifique et des prémices de la chimie et de la pharmacie moderne, on peut aussi s’imaginer embarquer dans le « chronoscape », la fameuse machine à remonter le temps de Blake et Mortimer inventée par le dessinateur Edgar P. Jacobs pour l’album Le Piège Diabolique, et dont une reproduction est visible dans les souterrains de la partie troglodytique du château. L’occasion de revisiter la riche histoire de ce château, également marquée par les stigmates de la Deuxième Guerre mondiale puisque c’est dans les boves du château (grottes creusées dans la falaise calcaire) que Rommel, le général de l’armée allemande, avait installé en février 1944 son quartier général et ses casemates à l’aube du débarquement allié en Normandie. La machine à remonter le temps du monde végétal, elle, peut s’actionner jusqu’à fin août puisque l’exposition est prolongée tout l’été.
Informations : « Aventures végétales. De l’insouciance à la liberté encadrée », exposition à voir jusqu’au 30 août au Château de la Roche-Guyon.
Catalogue de l’exposition, collection Bibliothèque Fantôme, éditions de l’œil, 30 €.