Avec une pédagogie d’enseignante, le Pr Agnès Buzyn amènerait presque son auditoire à tutoyer les tumeurs. Spécialiste en hématologie, cette ancienne interne des hôpitaux de Paris devenue professeure en médecine est aussi l’ancienne présidente de l’Institut national du cancer (INCa). Désormais à la tête de la Haute autorité de santé (HAS), elle dissèque avec enthousiasme les traitements onco-hématologiques pour mieux comprendre la mutation en cours et « ce que cela implique en termes de modification des métiers ».
Avec 148 000 décès par an, le cancer est « la première cause de mortalité en France et la première cause de mortalité évitable ». Chaque année, 380 000 nouveaux cas sont déclarés dans l’Hexagone, soit le double d’il y a 30 ans, et 3 millions de personnes vivent avec ou après un cancer. Le pronostic varie de 5 à 98 % de survie à 5 ans selon les cancers. Mais globalement, la survie s’améliore de 1 à 2 % chaque année depuis 15 ans, et la France compte 50 % de guérison pour les 25 cancers les plus fréquents. Les thérapies évoluent, se tournent vers l’ambulatoire et les traitements s’y adaptent en prenant de plus en plus une forme per os. « L’onco-hématologie fait partie des domaines les plus innovants », affirme Agnès Buzyn. La preuve : « La moitié des thérapies ciblées sont orales. On compte 6 234 molécules dans le pipeline dont 30 % en onco-hématologie. Cette discipline concerne en France 46 % des essais cliniques (phase I, II et III). La majorité des autorisations de mise sur le marché sont attribuées à des anticancéreux. Et les budgets consacrés sont bien plus conséquents que pour les autres spécialités. »
Mutations
La médecine de précision a dévoilé la très grande hétérogénéité des tumeurs et le fait qu’une altération moléculaire peut être identique dans des tumeurs différentes. Les anticorps monoclonaux continuent à révolutionner les soins, notamment les anticorps dits bispécifiques, ciblant deux antigènes. « Nous avons obtenu des résultats spectaculaires sur des tumeurs chimiorésistantes dans des cancers du rein ou des mélanomes malins, ainsi que dans le cancer du poumon. » Ces dernières années ont vu l’apparition d’innovations de rupture. Ainsi les thérapies ciblées se sont développées « dès lors qu’on a identifié les mutations, toutes les tumeurs exprimant des mutations spécifiques », ajoute Agnès Buzyn. Autre innovation de rupture : l’immunothérapie. « Les tumeurs sont reconnues par le système immunitaire, les lymphocytes T, qui sont à même de reconnaître une cellule tumorale de la détruire. Celles qui se déploient mettent en œuvre des mécanismes de résistance. C’est l’expression de récepteurs qui inhibent la réponse immunitaire », explique la spécialiste. Autrement dit, le but de l’immunothérapie est de restaurer la fonction antitumorale du système immunitaire. Le tout premier inhibiteur de check point a vu le jour en 2011 : Yervoy (ipilimumab). En bloquant un antigène spécifique (CTLA-4), il réactive les lymphocytes T qui infiltrent les tumeurs pour les détruire. Depuis, de nouvelles classes d’inhibiteurs de check point ont été découvertes, notamment des anticorps agissant contre l’antigène anti-PD1 que sont Opdivo (nivolumab) et Keytruda (pembrolizumab), tout récemment approuvés. « Plus d’une centaine d’essais cliniques de phase III à travers le monde vont aboutir à une AMM fin 2016 ou en 2017. Les anti-PD1 sont en développement et vont former une grande famille. » Mais il existe une ombre au tableau : le profil de tolérance de ces nouveaux médicaments. « Il n’est pas anodin d’inhiber la réponse immunitaire. Ainsi, 25 % des patients vont déclencher des maladies auto-immunes, 15 % auront des effets secondaires sévères, pendant le traitement ou même bien après la fin de la thérapie. D’où la nécessité d’avoir des professionnels de santé bien formés pour rester en alerte. »
La thérapie ciblée et surtout l’immunothérapie trouvent toute leur raison d’être lorsque les mutations sont nombreuses, les cellules du système immunitaire étant mobilisées pour reconnaître les néoantigènes tumoraux (des antigènes créés par mutation). Or les mélanomes et les cancers du poumon « expriment un nombre de mutations extrêmement élevé, de l’ordre de 1 500 par cellule tumorale, tandis que les leucémies, et les cancers pédiatriques en général, ont des taux variant de 15 à 100 mutations. » Les spécificités génomiques vont pouvoir guider les traitements, « et pas seulement dans le cancer car, à terme, on séquencera le génome des patients de pathologies courantes », affirme Agnès Buzyn.
Virage ambulatoire
L’ensemble de ces progrès au rythme effréné modifie l’accès au marché. Des essais multiproduits et même multilaboratoires se développent, des essais cliniques intègrent des critères de jugement nouveaux et les enregistrements sont de plus en plus précoces. « Désormais, 25 % des AMM sont conditionnelles, nécessitant des études post-AMM complexes. Nous allons peut-être voir des AMM délivrées en fonction de la signature moléculaire, et non en fonction de la localisation de la tumeur. » Les conséquences se font aussi sentir sur les patients qui bénéficient d’une réduction du temps d’hospitalisation, mais qui doivent accepter la chronicité du traitement et le fait que le plus souvent, ces nouvelles thérapies ne se substituent pas à la chimiothérapie mais s’y ajoutent. « Nous devons réfléchir au transfert de la responsabilité vers le patient, son isolement et la banalisation de la maladie, sa gestion des effets indésirables, son adhésion au traitement sur du long terme. »
Le virage ambulatoire modifie l’organisation des établissements de santé, tandis que les acteurs de premiers recours sont de plus en plus sollicités. « Médecins traitants, pharmaciens et infirmières doivent faire face à des médicaments dont la toxicité est encore mal connue, aux effets indésirables potentiellement graves. La formation des professionnels de premier recours et l’éducation thérapeutique des patients deviennent des sujets majeurs pour gérer ces changements profonds dans le parcours de soins », souligne Agnès Buzyn, qui appelle à une véritablement coordination interprofessionnelle. « Il faut que tout le monde ait accès au même niveau d’information. Personne ne peut avoir toutes les connaissances sur un sujet, c’est pourquoi toutes les compétences sont nécessaires. » Plébiscitant le nouveau code de déontologie adopté par l’Ordre des pharmaciens qui inscrit les officinaux « dans ce rôle de santé publique, d’information et de prévention » et la réussite du dossier pharmaceutique, l’hématologue, met en avant les atouts des pharmaciens : proximité, accessibilité, disponibilité, contact fréquent… et bientôt la vaccination antigrippale de l’adulte, « une mission qui me tient à cœur ». Le message d’Agnès Buzyn invitant la profession à s’engager au plus près des nouveaux patients en ambulatoire a été parfaitement entendu par Isabelle Adenot, la présidente de l’Ordre des pharmaciens : « Vous pouvez compter sur les pharmaciens pour se mettre en ordre de marche, ils y sont déjà et ils vont continuer. »
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