L’amour dure trois ans. Mais le désamour doit-il s’étendre plus longtemps ? La question peut se poser, au moins pour une rupture : celle des Français avec l’ibuprofène.
Un divorce consommé en 2020 : il y a trois ans, le recours à cet anti-inflammatoire non stéroïdien (AINS) a fortement chuté, avec seulement 10 et 14 millions de boîtes vendues, respectivement avec ou sans ordonnance, contre 20 et 24 millions par an sur la période 2010-2018, rapporte le Luc Besançon, délégué général de NèreS, association représentant les fabricants de médicaments de premier recours qui réunit les principaux producteurs d’ibuprofène.
La concomitance avec la crise sanitaire n’échappe pas. À raison. En effet, les mesures de freinage prises pour éviter la diffusion du SARS-CoV-2, en réduisant aussi la circulation des pathogènes habituels, ont limité le besoin en antalgiques de palier 1 et antipyrétiques, dont l’ibuprofène, souligne Luc Besançon.
L’image de l’ibuprofène altérée par la crise sanitaire
Et la molécule a été impactée dès le début du confinement par des messages ciblant le médicament – pointé comme un potentiel facteur aggravant du Covid-19 – bien plus relayés en France que dans le reste de l’Europe. Au bénéfice de sa principale alternative : le paracétamol. « La prise d'anti-inflammatoires (ibuprofène, cortisone, …) pourrait être un facteur d'aggravation de l’infection. En cas de fièvre, prenez du paracétamol », écrivait sur les réseaux sociaux, le 14 mars 2020, le ministre de la Santé d’alors, Olivier Véran.
Aussi, alors que les épidémies hivernales ont repris et que les consommations de paracétamol ont rebondi, le recours à l’ibuprofène remonte peu : en 2022, les ventes n’ont atteint que 12 millions de boîtes sur prescription et 18 millions sans ordonnance, indique Luc Besançon.
Et ce, bien que l’information transmise par Olivier Véran ait été qualifiée de fake news – ou du moins de mésinformation, née sur la messagerie WhatsApp et diffusée sans vérification par le ministre, selon une investigation de la Harvard Kennedy School Misinformation Review – et le lien entre AINS et formes sévères de Covid-19 démenti. En témoigne une vaste étude publiée en 2021 dans le « Lancet Rheumatology », qui conclut que « l’utilisation des AINS n’est pas associée à une mortalité plus élevée ou à une sévérité accrue du Covid-19 » ; le mal est fait et la réputation de l’ibuprofène durablement altérée, analyse le délégué général de NèreS.
Cependant, cet épisode n’a fait qu’assombrir l'image de la molécule, moins lumineuse que celle du paracétamol ; le divorce n’était pas si imprévisible. D’ailleurs, les ventes d’ibuprofène – de longue date moindres que celles de paracétamol – avaient commencé à fléchir dès 2018, observe Luc Besançon.
Des effets indésirables avérés…
En fait, l’ibuprofène, découverte anglo-saxonne, est historiquement moins apprécié dans l’Hexagone que le paracétamol, champion du français Rhône-Poulenc. Une spécificité géographique persistante, justifiée côté français par le profil de tolérance des AINS. L’ibuprofène n’est « pas anodin », souligne le Dr Didier Bouhassira, neurologue, médecin de la douleur à l’hôpital Ambroise Paré (AP-HP) et chercheur en pharmacologie clinique.
Comme le rappelle Philippe Vella, directeur des médicaments antalgiques à l’Agence nationale de sécurité des médicaments (ANSM), les AINS « exposent à des risques gastro-intestinaux bien connus ». D’où une contre-indication avec les anticoagulants, et des difficultés d’observance. « Même à dose normale, nombre de patients rapportent ne pas supporter leur traitement du fait de douleurs digestives », souligne le Dr Bouhassira. En outre, les médicaments de cette classe sont liés à des risques d’insuffisance rénale et de rétention hydrosodée – « péjorative chez les insuffisants cardiaques et les hypertendus », détaille le Dr Vella.
Au-delà de ces problématiques qui compliquent le maniement des AINS, d’autres font depuis longtemps l’objet de communications récurrentes de l’ANSM. C’est le cas de la toxicité fœtale de ces médicaments. Ainsi, en 2017, l’agence avait rappelé un risque de persistance létale du canal artériel chez les enfants exposés in utero au dernier trimestre de grossesse. « Certaines études ont (aussi) suggéré que la prise d’AINS en début de grossesse pourrait légèrement augmenter le risque de fausses couches, de malformations au niveau du cœur et de la paroi abdominale », ajoutait l’agence en septembre 2020 dans un dossier à destination des femmes enceintes, qui insistait : « ne prenez pas de vous-même un AINS ». Et de nouveaux signaux de toxicité embryofœtale sont à l’étude (voir page 5).
Mais ce sont des considérations infectieuses qui font le plus parler d’elles depuis la fin des années 2010. Certes, à l’exception d’un surrisque de fasciite nécrosante associé à l’utilisation d’ibuprofène en cas de varicelle (qui a pu appuyer, par analogie, l’hypothèse d’un effet délétère du médicament dans le Covid-19), « il n’y a jamais eu la moindre démonstration que les AINS, qui ne sont pas des immunosuppresseurs, puissent aggraver une infection », martèle le Pr Jean-Paul Stahl, infectiologue au CHU de Grenoble et coordinateur du groupe recommandations de la Société de pathologie infectieuse de langue française (Spilf). Toutefois, en 2018, une enquête de pharmacovigilance avait pointé environ 400 cas français de complications infectieuses graves survenues sous AINS depuis l’an 2000. Un travail transmis à l’Agence européenne des médicaments (EMA), qui avait alors conclu à un « risque de masquage » d’infections bactériennes, résume le Dr Vella. Dans ce contexte, avant la crise sanitaire, l’EMA avait rejoint l’ANSM sur la recommandation de ne pas utiliser ce type de médicaments plus de 3 jours en cas de fièvre, de commencer le traitement à la dose minimale efficace et de privilégier le paracétamol.
…mais une efficacité réelle dans certaines douleurs
Si ce profil de sécurité plaide pour une débanalisation de l’ibuprofène, la molécule et les autres AINS conservent toutefois une place dans l’arsenal thérapeutique antalgique et antipyrétique. Une position que diverses agences internationales comme l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) et l’EMA ont continué de défendre, même en mars 2020. Car AINS ou paracétamol, « chaque médicament a ses propres bénéfices et risques », avance l’EMA.
De fait, l’ibuprofène et ses dérivés apparaissent particulièrement efficaces contre certaines douleurs légères à modérées. « Dans les douleurs associées à des phénomènes inflammatoires, comme les douleurs d’arthrose, de tendinite ou d’entorse, on privilégie les AINS », indique le Dr Bouhassira, qui relève aussi un effet significatif sur les migraines.
Une activité sous-tendue par un mécanisme thérapeutique bien élucidé. « On sait depuis longtemps que les AINS classiques agissent comme des bloqueurs de la cyclo-oxygénase, diminuant la synthèse de prostaglandines impliquées dans l’inflammation et la douleur », résume le spécialiste.
Et l’efficacité clinique de l’ibuprofène apparaît un peu mieux documentée que l’activité du paracétamol. « Il semble que l’ibuprofène soit évalué dans plus d’études cliniques », estime le Pr Rémy Boussageon, généraliste à Lyon, président du conseil scientifique du Collège national des généralistes enseignants (CNGE) et instigateur d’un projet de réévaluation des preuves cliniques disponibles sur les médicaments intitulé Reconstruire l’Evidence Based (Reb), qui commence à se porter sur les AINS.
L’efficacité du paracétamol mal documentée
Au contraire, le paracétamol souffre de quelques faiblesses. À commencer par une efficacité pas si bien prouvée. « Il y a très peu d’essais cliniques pour ce médicament, pourtant le plus utilisé au monde, qui s’avère utilisé relativement empiriquement », juge le Dr Boussageon : son activité n’est pas clairement montrée dans toutes les douleurs d’intensité légère à modérée. Selon les résultats préliminaires de Reb, il n’existerait « pas de données probantes » suggérant une efficacité dans la lombalgie, la sinusite, les douleurs spasmodiques, etc.
De surcroît, son mécanisme d’action reste non élucidé. « On ne sait toujours pas exactement comment fonctionne le paracétamol, pourtant connu depuis un siècle », remarque le Dr Bouhassira. Alors qu’un mécanisme proche de celui des AINS a d’abord été évoqué, un mécanisme d’action central est désormais suspecté – avec une action sur les systèmes de rétrocontrôle de la douleur, un effet sérotoninergique, ou encore un tropisme pour le système endocannabinoïde.
Le paracétamol n’est de plus pas dénué de risques, avec surtout une toxicité hépatique bien décrite, manifeste lors de suicides. D’où la « moins bonne réputation » de la molécule au Royaume-Uni, précise le Dr Bouhassira. Et d’autres effets indésirables se dégagent : céphalées chroniques en cas de prise au long cours, hypertension artérielle, voire troubles endocriniens et effets fœtaux (voir page 5), etc.
Pour couronner le tout, les ruptures d’approvisionnement se multiplient.
Chaque molécule à sa place
Finalement, entre amour pour le paracétamol et désamour pour l’ibuprofène, un équilibre reste à trouver. Avec l’enjeu de ne banaliser aucune des deux molécules – à ce titre, rappelons que l’ANSM a décidé de faire repasser derrière le comptoir les deux médicaments en 2020 – et de rendre à chacune la place qui lui revient.
Pour ce faire, des études restent à conduire. « On manque encore cruellement de comparaisons entre les antalgiques », déplore le Pr Rémy Boussageon. Un problème qui dépasse même le paracétamol et l’ibuprofène. « On croit que les antalgiques de paliers 2 sont plus efficaces que les antalgiques de palier 1, et ceux du palier 3 plus que ceux du palier 2, mais il s’agit d’une échelle de l’OMS proposée uniquement dans les douleurs cancéreuses : pour certaines douleurs non cancéreuses (comme les coliques néphrétiques), les AINS (palier 1) sont même plus efficaces que la morphine (palier 3) », souligne le généraliste.
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