Le Quotidien du pharmacien.- Suite à la crise sanitaire et dans le contexte d’une inflation forte, le projet d’acquisition d’une officine, que l’on soit primo-accédant ou déjà expérimenté, requiert-il une nouvelle approche ?
Philippe Becker.- Nous sortons d’une période euphorique où l’activité a été « boostée » par l’effet Covid et nous rentrons, sauf rebond de la pandémie, dans une période qui sera sans doute plus calme. Les premiers chiffres de l’année 2023 font apparaître une baisse des chiffres d’affaires, voire une stagnation dans le meilleur des cas.
L’année 2024 sera probablement une année charnière à surveiller attentivement car nous ne connaissons ni le contenu définitif du PLFSS* 2024, ni les contours des négociations économiques qui vont découler de la signature potentielle d’une prochaine convention pharmaceutique.
Par conséquent, il sera difficile de faire des prévisions d’évolution de chiffre d’affaires pour les acheteurs, futurs titulaires. Quels sont cependant les points précis auxquels ils doivent être d’ores et déjà attentifs à la lecture des bilans des pharmaciens vendeurs ?
Bertrand Cadillon.- Notre dernière étude économique sortie en 2023 fait ressortir un poids d’activité Covid proche de 6 % qui explique, avec la croissance du poids des médicaments chers, la forte évolution de l’activité sur l’an dernier. La bonne question est de savoir ce qui en restera en 2024 et 2025. Sur les médicaments chers, nous n’avons pas trop d’inquiétude car il s’agit d’une tendance de fond. Il faut néanmoins avoir à l’esprit qu’ils apportent une marge faible en pourcentage et un niveau de volatilité fort compte tenu du type de pathologies soignées.
Sur l’activité Covid, nous penchons pour une réfaction car même en cas de rebond, les conditions de rémunération des pharmaciens ne seront plus au même niveau.
Pensez-vous que les vendeurs soient prêts à faire de telles concessions en neutralisant l’activité Covid ?
Philippe Becker.- Ce type de neutralisation pour certaines activités n’est pas en soit une nouveauté pour les pharmaciens. À titre d’exemple, les cabinets comptables conseillent très souvent de soustraire le chiffre d’affaires « collectivité » de type Ehpad ou d’y appliquer un coefficient plus bas. Quel que soit le type d’activité libérale ou commerciale, il y a un consensus lors de la valorisation d’une entreprise pour ne retenir que ce qui est récurrent, tant sur le plan des ventes et prestations que sur le plan de la marge procurée. Mais bien évidemment il y a toujours dans cette négociation une sorte de rapport de force.
Ce qui veut dire en d’autres termes que si le nombre d’acquéreurs intéressés par la même officine est élevé, leur capacité à discuter ce point sera faible ou nulle !
Bertrand Cadillon.- C’est exact mais n’oublions pas que le paysage officinal français est en train de changer avec la forte montée des taux d’intérêt qui atteindront probablement 4 % l’an en fin d’année. Comme pour l’immobilier, l’argent facile et pas cher a disparu. Dans ce nouveau contexte les vendeurs seraient bien inspirés d’en tenir compte dans les prochains mois.
Un autre paramètre à intégrer dans la réflexion est le nombre de diplômés pharmaciens arrivant sur le marché de la transaction au regard des pharmaciens qui pourraient faire valoir leurs droits à retraite dans les toutes prochaines années. Pour mémoire, 5 500 pharmaciens ont plus de 60 ans selon les dernières statistiques publiées par l’Ordre et parmi ceux-ci 1 525 ont plus de 66 ans. La section D toujours selon le CNOP a enregistré 1 497 nouveaux inscrits. Le déséquilibre va donc être de plus en plus fort.
Deux postes ont eux aussi fortement augmenté en valeur absolue selon votre dernière étude : les frais de personnel et les frais fixes. Comment l’analyse doit-elle être faite par les potentiels acquéreurs pour ne pas se fourvoyer ?
Philippe Becker.- Il y a un vrai dérapage sur ces deux postes qui étaient relativement stables il y a encore deux/trois ans.
Sur le poste frais de personnel, on remarque deux effets qui se sont conjugués en 2022 : l’embauche de personnel supplémentaire en CDD ou intérim pour faire face au besoin de bras pour les tests et la vaccination. Le reflux de la crise sanitaire devrait ramener à une position normale. De plus, interviennent les revalorisations salariales du point d’indice et au-delà les difficultés de recrutement qui ont obligé les officinaux à revoir leur grille de salaire interne. Ce qui va, de ce fait, peser durablement sur les comptes de pharmacies françaises.
Bertrand Cadillon.- Concernant les frais fixes, les acquéreurs doivent examiner les conditions contractuelles pour tous les postes significatifs : loyer, énergie, prestations externes afin d’y voir bien clair sur les variations à attendre. Parier sur une baisse de ces frais dans un budget prévisionnel est illusoire, voire risqué !
Des facteurs coûts dont les acquéreurs devront tenir plus que compte dans leurs prévisions !
Bertrand Cadillon.- Oui et il faudra avec leur cabinet comptable projeter de probables révisions des rémunérations plus élevées tant que l’inflation sera présente. Il faut se rappeler que dans le passé les phénomènes de forte hausse des prix ont duré dans le temps : à titre d’illustration le taux a été supérieur à 7 % par an de 1973 à 1984 ! Rappelons aussi qu’en moyenne les coûts salariaux en officine représentent un tiers de la marge brute et que cette marge est réglementée pour 70 à 75 % de son volume ! Les espaces pour manœuvrer sont faibles…
Le nouveau PLFSS et les négociations de la prochaine convention seront par conséquent le point clé pour anticiper les résultats financiers futurs d’une pharmacie – faut-il attendre pour se décider ?
Bertrand Cadillon.- Une page se tourne et une autre s’ouvre avec, c’est vrai, beaucoup de questions sans réponses ! La question d’attendre se pose si le prix de vente demandé est exagéré ou si l’officine ciblée risque d’être fortement fragilisée par la hausse de coûts d’exploitation.
De toute manière comme pour l’immobilier, le point de réglage des incertitudes est le prix de cession. Nous sommes parfois inquiets de voir croître certaines valorisations pour les grosses officines sans forcément de lien avec leur potentiel de rentabilité future. Un retour à une forme de réalisme économique et financier sera indispensable pour éviter les dérapages mal contrôlés !
*Projet de loi de financement de la Sécurité sociale
A la Une
Gel des prix sur le paracétamol pendant 2 ans : pourquoi, pour qui ?
Salon des maires
Trois axes d’action pour lutter contre les violences à l’officine
Médication familiale
Baisses des prescriptions : le conseil du pharmacien prend le relais
Caisse d’assurance vieillesse des pharmaciens
Retraite des pharmaciens : des réformes douloureuses mais nécessaires