Suivant l'air du temps, les prix de cessions grimpent eux aussi. Les fonds d'officine se sont cédés à 88 % du chiffre d'affaires en 2022. Ce taux n'atteignait que 85 % en 2021, voire 82 % un an plus tôt, rappelle Joël Lecoeur, président du réseau d'experts-comptables CGP, à la présentation de ces chiffres. Or l'effet Covid ne peut être incriminé puisque ces données ont été retraitées : « nous avons exclu les activités de TVA à 0 % », précise le président de CGP.
Le marché est tiré par une flambée des prix dans certaines régions, notamment celles de la façade atlantique. Les fonds sont ainsi valorisés à 100 % de leur chiffre d'affaires dans le Sud-Ouest, en Vendée, « là où la population se retrouve pour la retraite », analyse Joël Lecoeur, qualifiant ce phénomène d'inédit. Mais les officines parisiennes, elles aussi, sont estimées à un niveau élevé, et ce en dépit d'un excédent brut d'exploitation (EBE) relativement faible et d'une hausse des frais de loyer et de personnels. Rapportée à l'EBE, la valorisation suit également une courbe ascendante. Alors qu'elles se négociaient à 7,10 fois l'EBE en 2021, et à 6,78 fois en 2020, les officines sont désormais évalués à 7,45 fois leur EBE. Constatant un prix moyen qui atteint désormais 1,91 million d'euros, contre 1,587 million en 2021, les experts-comptables relèvent un effet particulièrement inflationniste sur les fonds dont la taille est jugée « optimale » par les futurs acquéreurs. L'officine de demain doit en effet correspondre à une configuration permettant le développement des nouvelles missions et, souvent, l'exercice de deux associés. Ainsi, les officines dont le chiffre d'affaires se situe entre 1 et 2 millions d'euros sont valorisées à 7,63 fois leur EBE et celles d'un chiffre d'affaires supérieur à 2 millions d'euros voient leur prix calculé à 7,43 fois leur EBE. À l’inverse, le prix des petites officines, pourtant indispensables au maillage officinal, « décroche ». Leur valorisation n'atteint que 6,65 fois leur EBE.
Conjuguer hausses de coûts et taux d'intérêt
Dans ces conditions, les modalités de fixation du prix pratiquées jusqu'à présent semblent désormais obsolètes, de surcroît sous le spectre d'une inflation persistante. « Aujourd'hui deux paramètres sont à prendre en compte, la hausse des taux d'intérêt, qui va avoir un impact direct sur la valorisation, et les effets de l'inflation sur le compte d'exploitation prévisionnel et, par conséquent, sur l'équilibre financier de l'opération », énonce Joël Lecoeur. Les experts-comptables ont récemment constaté certains refus bancaires, qui avaient pratiquement disparu ces dernières années.
Dans la valorisation d'un fonds, l'EBE va devoir non seulement être retraité au regard des activités Covid qui feront – sans doute — défaut à l'avenir, mais également être considéré en tenant compte de la hausse inéluctable des coûts de personnels et des frais généraux. Sans compter la hausse des tarifs pratiqués par les fournisseurs qui constitue une nouvelle menace pour la marge officinale. Une marge que les titulaires sont exhortés, soit dit en passant, de préserver par une répercussion de cette hausse sur le prix de vente. « Dans le cas contraire cela va être catastrophique pour le compte d'exploitation », met en garde Joël Lecoeur.
Déjouer la financiarisation
La tendance inflationniste sur les prix de cession n'est pas sans soulever certaines questions quant à la transmission, alors même que de nombreux titulaires cherchent aujourd'hui à céder pour partir à la retraite. Car, observe Joël Lecoeur, « si l'apport personnel, mesuré en pourcentage du prix de vente, reste quasiment identique – 16 % contre 15 % en 2021- en valeur absolue, son montant est tel (297 000 euros en moyenne) qu'il pose problème à de nombreux jeunes diplômés, candidats à l'installation ». De plus, selon l'expert-comptable, l'effet ciseau engendré par la hausse des taux d'intérêt, conjuguée à la hausse des prix d'achat, des frais généraux et des coûts de personnels, risque de grever la capacité de remboursement de 7 % environ. De même, selon les calculs des experts-comptables, un taux d'intérêt passant de 1 à 4 % entraîne une baisse de la capacité d'endettement de 16 points.
Ainsi, explique l'expert-comptable, « dans l'hypothèse d'un prix de cession maintenu à son niveau actuel, l'apport personnel devra alors doubler et représenter 32 % du prix de cession ». Quant à allonger la durée du remboursement de l'emprunt de 12 à 15 ans, cette option n'est pas envisageable, balaie Joël Lecoeur.
À la lecture de ces projections, l'expert-comptable ne voit d'autre solution que d’appeler la profession à la raison. Vendeurs et acteurs du marché de l'officine doivent prendre conscience des dangers encourus dans cette fuite en avant. L'achat d'une officine doit rester abordable car il doit être considéré comme l'acquisition d'un outil de travail et non comme une opération purement financière et spéculative. Par conséquent, les prix de cessions ne pourront pas se maintenir au niveau actuel. À moins de faire encourir au réseau officinal le risque d'une financiarisation. Et de ses conséquences, sans doute fatales, pour l'indépendance de la profession.
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