À Yonville, dans une petite bourgade normande se tient, en face de l’auberge du Lion d’or, la pharmacie de M. Homais dont la façade est affublée de nombreuses inscriptions : « Eaux de Vichy, de Seltz et de Barèges, robs dépuratifs, médecine Raspail, racahout des Arabes, pastilles Darcet, pâte Regnault, bandages, bains, chocolats de santé etc. »
Et Flaubert de nous préciser l’apparat des lettres d’or qui portent fièrement le nom du pharmacien, sur la devanture, sur les étagères de la boutique, un peu partout… « Le soir, principalement, quand son quinquet est allumé et que les bocaux rouges et verts qui embellissent sa devanture allongent au loin, sur le sol, leurs deux clartés de couleur, alors, à travers elles, comme dans des feux du Bengale, s’entrevoit l’ombre du pharmacien, accoudé sur son pupitre », poursuit l’écrivain pour planter une partie du décor d’un de ses plus célèbres romans, « Madame Bovary ».
Inutile de rappeler que Gustave Flaubert est né à Rouen, à l’hôtel-Dieu, endroit qui le marque à jamais puisqu’il passe toute sa jeunesse dans la maison du chirurgien-chef, son père, alors une dépendance de l’institution. Sa chambre natale, rénovée en 1921, y est d’ailleurs toujours visible, transformée en lieu muséal – et lieu de pèlerinage des inconditionnels de sa plume – au sein du musée Gustave Flaubert et d’histoire de la médecine, qui voit le jour en 1901, avec comme premier fonds, une cinquantaine de pots à pharmacie provenant de l’ancienne officine Delamare (qui se trouvait place de la Pucelle à Rouen). Ce petit musée aurait probablement plu à l’écrivain qui en aurait sans doute fait une description aussi belle qu’empreinte de dérision, style qui a fait le succès de ses romans. Si l’univers de la pharmacie et de la médecine tourne parfois à l’obsession dans ses écrits, c’est qu’il sent très jeune l’odeur des remèdes, mais aussi de la mort. Dans une lettre, il raconte : « Je me rappelle avoir vécu en 1832 en plein choléra ; une simple cloison séparait notre salle à manger d’une salle de malades où les gens mouraient comme des mouches. » Il n’a alors que 11 ans.
Dans l’intimité de Gustave Flaubert
Du 1er juillet au 12 décembre 2021, le musée Flaubert présente justement l’exposition « Dans l’intimité de Gustave Flaubert » qui retrace la vie de l’homme au travers de plusieurs documents d’archives familiales et personnelles, des photographies, des sculptures, des écrits et des dessins, ainsi qu’une relique très spéciale, le masque mortuaire de l’écrivain, jamais montré à Rouen depuis sa réalisation le jour de sa mort, en 1880, (prêtée par le musée Carnavalet). Maupassant en fait, juste après l’avoir vu, cette description émouvante : « On a moulé cette tête puissante et, dans le plâtre, les cils sont restés pris. Je n’oublierai jamais ce moulage pâle qui gardait au-dessus des yeux fermés, les longs poils noirs qui couvraient jusqu’alors son regard. »
L’auteur de « Madame Bovary » et de « Bouvard et Pécuchet » est aussi le créateur du pharmacien Homais qui incarne l’homme de science, imbu de lui-même, ridicule et plein d’arrogance, voire de bêtise. Mais ce cliché d’une époque, à savoir l’apothicaire de campagne qui se prend pour le nouveau chimiste à la mode, très au fait du progrès de la science – exponentiel au milieu du XIXe siècle – qui parle un latin pompeux et rédige avec un sérieux exagéré un mémoire intitulé « Du cidre, de sa fabrication et de ses effets » - sujet bien à propos en Normandie dont se moque Flaubert ! – est aussi un personnage emblématique d’une pharmacie qui se cherche, entre vieilles recettes d’apothicaires fallacieuses et nouvelles méthodes chimiques très prometteuses. L’époque est aux découvertes scientifiques, aux cures thermales, aux chocolats Menier, au souci plus grand de l’hygiène, aux débuts de l’industrie chimique.
Satire sociale
L’époque est donc incroyable pour qui sait la pressentir, et si Homais ne réalise pas la réelle ampleur de ces mutations et reste sur le bord de la route de l’envolée scientifique, Flaubert, lui, le sent. Voici ce qu’il écrit avec humour au sujet de son cher pharmacien de campagne dont il fait si bien la satire sociale : « Il n'abandonnait point la pharmacie ; au contraire ! Il se tenait au courant des découvertes. Il suivait le grand mouvement des chocolats. Il s'éprit d'enthousiasme pour les chaînes hydroélectriques Pulvermacher ; il en portait une lui-même ; et, le soir, quand il retirait son gilet de flanelle, madame Homais restait, tout éblouie devant la spirale d'or sous laquelle il disparaissait, et sentait redoubler ses ardeurs pour cet homme plus garrotté qu'un Scythe et splendide comme un mage. » L’inverse de la ceinture de chasteté ! La ceinture électro-stimulante inventée par l’Autrichien Isaac Pulvermacher est un appareil saugrenu – et plutôt encombrant ! - qui fut en vogue, réputé pour guérir les maladies nerveuses et toutes sortes de troubles.
Selon Flaubert, on devine qu’Homais devait en vendre dans sa pharmacie et n’hésitait pas à tester les nouveaux produits lui-même. L’écrivain ne ménage pas son personnage et c’est peu de dire que la pharmacie en prend un coup ! Un passage burlesque décrit Homais hors de lui lorsqu’il apprend que son apprenti est allé chercher une bassine dans son « capharnaüm », lieu sacré fermé à clef qui conserve tous les poisons et substances toxiques du pharmacien et ne peut être visité que par lui seul : « Allons, va ! Ne respecte rien ! casse ! brise ! Lâche les sangsues ! Brûle la guimauve ! Marine des cornichons dans les bocaux ! Lacère les bandages ! », s’exclame Homais, furieux. Et de continuer : « Tu as vu une bouteille, en verre bleu, cachetée avec de la cire jaune qui contient une poudre blanche sur laquelle j’avais écrit : dangereux ! Et sais-tu ce qu’il y avait dedans ? De l’arsenic ! Et tu vas toucher à cela ! Prendre une bassine qui est à côté ! Ignores-tu le soin que j’observe dans les manutentions, quoique j’en aie cependant une furieuse habitude. Souvent je m’épouvante moi-même lorsque je pense à ma responsabilité ! »
« Madame Bovary » vaudra à son auteur un procès pour outrage à la morale publique et religieuse et aux bonnes mœurs. Cinq ans plus tard, en 1862, Flaubert sort « Salammbô », roman dont l’aura, et plus spécifiquement la réception et la fortune artistique, est analysée dans la belle exposition « Fureur ! Passion ! Éléphants ! » au musée des beaux-arts de Rouen jusqu’au 19 septembre. À travers toute la Normandie et divers lieux liés à la vie de l’écrivain, le bicentenaire Flaubert se déploie tout cet été et jusqu’en 2022 au gré de plusieurs expositions et événements. L’exposition du musée Flaubert, présentée jusqu’au 12 décembre, est l’occasion de mieux comprendre l’intérêt de l’écrivain, issu d’une famille de médecins et de chirurgiens, pour les effluves pharmaceutiques mais aussi pour « le bonnet grec » et « le visage quelque peu marqué de petite vérole » de Monsieur Homais !
Site d’information du bicentenaire Flaubert : flaubert21.fr