Le Quotidien du pharmacien. - Qu’est-ce qui vous a mené à cette prise de conscience de la nécessité d’un usage écoresponsable des plantes dédiées à la phytothérapie ?
Dr Aline Mercan. - Aucun des enseignements que j’ai pu suivre depuis vingt ans n’abordait jamais la question de la pérennité de la ressource végétale. C’est en me rendant au Tibet quatre fois en 12 ans que j’ai pu constater que la flore locale, qui fournissait le marché international de la médecine chinoise, disparaissait à vue d’œil d’un séjour à l’autre. Même constat en Mongolie qui alimente le même marché. Puis j’ai passé une semaine sur une île grecque à distiller des plantes que nous ramassions et j’ai vraiment compris sur ce territoire restreint l’empreinte d’une cueillette de plusieurs heures à quatre personnes qui fournissaient, pour 6 kg d’hélichryse ramassés, à peine 5 ml d’huile essentielle. Les chiffres abstraits de la distillation devenaient vrais et montraient que s’il y avait deux distillateurs sur ce petit territoire la ressource y était condamnée… Il y a deux ans, l’arnica était quasiment inexistante sur son principal site de cueillette dans les Vosges suscitant une prise de conscience brutale de sa fragilité. Et puis, par pur réalisme, comment imaginer que la sixième extinction de masse liée à l’anthropocène épargnerait par miracle les seules plantes médicinales. On pense généralement qu’elles sont cultivées donc hors de danger, mais la réalité est que 80 % des plantes vendues sont d’origine sauvage parce que cela revient beaucoup moins cher, a fortiori quand on peut les faire ramasser dans des pays pauvres à des cueilleurs mal payés. Les plantes médicinales sont soumises à la double pression de l’augmentation permanente de la demande et des bouleversements environnementaux (réchauffement climatique et anthropisation galopante), elles sont donc encore plus exposées que d’autres espèces naturelles.
Une exploitation industrielle, éthiquement acceptable, des ressources végétales de la planète est-elle réellement impossible ?
Tout dépend de ce qu’on entend par industriel. Des cultures de volumes importants de plantes médicinales sont possibles pour certaines et si elles respectent la qualité finale et rémunèrent justement le travail, c’est éthiquement et environnementalement l’idéal. Mais toutes les plantes médicinales ne sont pas cultivables, toutes ne sont pas rentables (par exemple combien d’années avant qu’un arbre médicinal rapporte de l’argent ?) et la question du bas coût du sauvage reste posée dans une économie de marché. L’expérience actuelle montre que l’exploitation industrielle des ressources naturelles aboutit généralement à une catastrophe écologique. Dans le cas des plantes, les cueilleurs ne connaissent pas les bonnes pratiques ni les législations, quand il y en a, et la chaîne complexe des intermédiaires est peu regardante, avec au bout du compte des problèmes de qualité et de prédation. Il faudrait complètement changer les règles et surtout qu’elles soient applicables car comment demander à un cueilleur pauvre dont la survie dépend de cette ressource, de respecter des restrictions, alors même que le marché des plantes sauvages augmente de 4 à 15 % par an ? Certaines associations ou fédérations travaillent sur des labels qui garantissent de bonnes pratiques sur toute la chaîne, une juste rémunération et formation des cueilleurs, la traçabilité (actuellement problématique) des plantes. C’est la seule solution pour avoir une phytothérapie éthique et écologiquement responsable… et j’ajouterai de qualité car tous ces facteurs sont liés.
Enfin quand des plantes sont rares, spécifiques d’un biotope particulier et en plus sacrées pour certaines populations, il faudrait être capable de renoncer à les exploiter industriellement. Avec plus de 50 000 plantes à fleur utilisées dans les pharmacopées du monde, il y a toujours de nombreuses alternatives au pillage d’une espèce rare ou en danger. Et puis il faut prendre un peu de recul sur des effets de mode et les dérives du marketing qui nous présentent la nature et les médecines exotiques comme un immense supermarché où tout est à notre libre disposition.
Copier le vivant par la synthèse, n’est-ce pas LA solution pour profiter des bienfaits de la phyto sans atteindre à la biodiversité ?
Ce qui caractérise la phytothérapie c’est le totum, c’est-à-dire que l’on utilise un extrait de plante contenant plusieurs dizaines à plusieurs centaines de molécules (dont les quantités varient selon une multitude de facteurs ce qui rend la composition du produit variable) et qui interagissent entre elles pour obtenir l’effet thérapeutique. À l’échelle d’un seul principe actif on ne sait déjà pas en synthétiser la plupart, comme le Taxol (extrait de l’if du Pacifique), ou le taxotère (hémisynthèse à partir d’une molécule extraite de l’if européen) et encore moins synthétiser un mélange complexe qui serait fidèle à un totum, sans même parler du coût de telles synthèses alors que les plantes sont des laboratoires qui travaillent gratuitement. N’oublions pas qu’environ 70 % des médicaments sont issus d’extraction et d’hémisynthèse à partir de molécules végétales. On est donc très très loin d’une telle solution.
L’ethnopharmacologie vise notamment à révéler, et valider sur un plan scientifique, les usages traditionnels de certaines espèces végétales. L’extension de l’usage de ces thérapeutiques naturelles éprouvées est-elle selon vous inenvisageable au-delà de leur zone d’origine ?
Cette discipline valide les effets pharmacologiques de plantes utilisées dans des médecines populaires ou traditionnelles. Mais ce ne sont pas toujours les indications traditionnelles qui intéressent les pharmacologues car ces médecines classent et pensent différemment les maladies et leur traitement que ne le fait la médecine conventionnelle. De plus elles utilisent beaucoup l’efficacité symbolique des plantes (une façon anthropologique d’appeler l’effet placebo qui n’est pas du tout péjorative dans d’autres médecines que la nôtre). La réponse est qu’il n’y a pas de règles, parfois le transfert d’une culture à l’autre est pertinent, parfois il ne l’est pas, et dans tous les cas la plante est toujours réinterprétée dans sa manière d’être utilisée quand elle change de société.
Plus largement, que pensez-vous de la place du pharmacien dans le conseil en phytothérapie ?
Le pharmacien a théoriquement un rôle pivot dans le conseil de par son monopole, même si les principes de réciprocité européenne dans le complément alimentaire ont bien mis à mal ce dernier. Par ailleurs les médecins n’ayant aucune formation en phytothérapie, sauf s’ils suivent un diplôme universitaire et s’investissent dans une pratique non reconnue par l’Ordre. Il y a enfin une demande majeure du public et pour y répondre au mieux il faudrait que la formation en phytothérapie dispensée dans les études de pharmacie soit plus étoffée, et/ou la compléter par une formation post-universitaire qui me paraît actuellement indispensable pour prodiguer un conseil de qualité. Ajoutons enfin que le pharmacien a une culture de la médecine conventionnelle et une compétence en matière d’interactions plantes médicaments qui le légitime pour le conseil en pathologie lourde, là ou le praticien non conventionnel est peu ou pas compétent.
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