LA SAGA DES MARQUES
UNE FOIS n’est pas coutume, aucun pharmacien n’est à l’origine de la pommade Cochon. Ni même un médecin. La formule ne résulte d’aucune expertise galénique ni savoir-faire officinal. Et aucune inspiration tant soit peu médicale n’a bénéficié à son inventeur. Car, en cette année 1880, celui-ci travaillait en tant que représentant.
Très précisément, Maurice Oscar Cochon exerce le métier de représentant placeur. La fin du XIXe siècle se précise à peine que le jeune colporteur sillonne toutes les routes de la région lilloise pour vendre ses colifichets et autres « articles de Roubaix » - rubans, accessoires féminins… - dont il fait commerce. Les journées sont rudes, la marche est éprouvante quand le triporteur n’est pas là pour soulager l’homme de sa cargaison. Fatalement, les pieds sont en souffrance, livrés à des chaussures de piètre qualité, mal aérées et qu’il faut supporter des heures durant. Cors et verrues sont alors légion et font le siège des orteils, des talons et des voûtes plantaires. Les callosités sont les plus fréquentes et se traitent, tant bien que mal, à l’aide d’un onguent composé d’extraits de saule et de thuya. Les dérivés salicylés que contiennent les deux végétaux montrent ici tout leur intérêt puisqu’ils possèdent, entre autres, des propriétés analgésiques et anticoagulantes. Maurice Oscar Cochon le sait et les utilise pour soigner ses propres cors.
Mais les plantes ne fournissent la substance active qu’en faible quantité et les résultats obtenus grâce à l’onguent ne sont pas à la hauteur des besoins en traitement efficace. Or, une autre source d’acide salicylique est en train d’émerger. L’extraction du charbon et l’exploitation de la houille par l’industrie chimique sont alors en plein essor. Et le minerai est une source potentielle d’acide salicylique pour qui sait l’en extraire. C’est ici qu’entrent en jeu Adolph Kolbe et Rudolf Schmitt qui, par substitution électrophile aromatique, arrivent à produire de l’acide salicylique à partir de phénolate de sodium. Un procédé qui laissera le nom des deux chimistes gravé dans l’histoire des sciences sous le terme de « réaction de Kolbe-Schmitt ».
Une concentration à 50 %.
Désormais, le précurseur de l’aspirine peut être obtenu en grandes quantités. C’est tout ce que Maurice Oscar Cochon attendait ! Il s’en procure donc à volonté pour soigner ses pieds. Cependant, pour que la substance soit traitante, il faut qu’elle puisse pénétrer la barrière cutanée. Le représentant est originaire du Nord, ne l’oublions pas. Une région française dont le patrimoine serait incomplet si on lui enlevait une célèbre spécialité gastronomique généralement présentée en cornet : la frite ! Mais la frite serait insignifiante sans le bouillon de graisse qui lui offre sa dorure, et c’est ce gras qui va inspirer Maurice Oscar Cochon dans sa quête de traitement.
Il a l’idée d’utiliser le gras de bœuf, dont on se sert à l’époque pour frire la pomme allumette, comme vecteur de l’acide salicylique. Cette graisse fond au contact de la peau et se conserve facilement à température ambiante. Elle peut donc parfaitement remplir son nouveau rôle. Ce qu’elle fait en étant mélangée, à quantité égale, à l’acide salicylique. La formule de la pommade M.O. Cochon est née ! Une composition à l’étonnante simplicité qui, jusqu’à présent, est restée inchangée. Dès qu’elle est fabriquée, l’inventeur applique sa pommade sur ses propres cors et ne peut que constater son efficacité. Quelle différence avec l’onguent à la feuille de saule ! La concentration à hauteur de 50 % en acide salicylique de la préparation est, il faut le dire, incomparable.
En 1900, Maurice Oscar Cochon part à la recherche d’un distributeur. En premier lieu, il s’adresse à l’officine qui, peu confiante en cette mixture de néophyte, lui en refuse la diffusion. Pratique autant qu’il est opiniâtre, l’inventeur se tourne alors vers les professions qui, de près ou de loin, ont affaire aux pieds : cordonniers, marchands de bicyclette sans oublier les marchés. Il trouve là de nombreux distributeurs à qui il vend ses pommades conditionnées dans des petits pots en bois qu’il présente emballés en rouleaux de 12. Tout le Nord-Pas-de-Calais fait bientôt connaissance avec les fameuses « grosses », soit 12 rouleaux de 12 pots, agrémentés d’un rouleau gratuit selon le principe commercial de 13 à la douzaine. Le succès est au rendez-vous, l’argent aussi. Des ressources aussitôt utilisées pour transformer sa maison en atelier de fabrication : le gras de bœuf est stocké à la cave où il fait frais et l’acide salicylique, qui doit rester au sec, rejoint le grenier. C’est aussi sous les combles que se fait le mélange, ainsi que son conditionnement en pots. Pas de crise en vue pour la petite entreprise…
Tradition pharmaceutique.
Hélas, le premier conflit mondial éclate et fauche Maurice Oscar Cochon, à peine enrôlé. Il laisse une femme et un fils du nom de Maurice. Au début des années 1950, celui-ci reprend l’affaire familiale et décide de développer son partenariat avec les marchés. Au volant de sa camionnette, il parcourt la France entière et offre bientôt à la pommade Cochon une renommée nationale. Le beau succès ne prend pas fin quand, en 1958, l’héritier du nom disparaît. À nouveau, l’affaire est reprise et tombe cette fois dans des mains féminines, celles de Madame Berthelot, épouse Cochon. C’est elle qui va privilégier l’officine parmi les différents circuits de distribution du coricide, ne traitant plus qu’avec les grossistes de la pharmacie. Désormais, le précieux onguent n’est disponible qu’à l’officine.
Mais il reste un écueil à franchir. En effet, Madame Berthelot n’est pas pharmacienne et sa fabrique n’a pas le statut de laboratoire. Une situation qui conduit le conseil de l’Ordre à porter plainte contre la veuve pour exercice illégal de la pharmacie… Ce qui ne décourage pas la dame, bien décidée à poursuivre le commerce de la pommade qui s’avère très lucratif. Il faut dire qu’elle mène grand train, déposant chaque année ses valises à l’hôtel Négresco, à Nice, où elle séjourne, dit-on, un mois entier. Pour conserver l’exercice de ses fonctions, elle engage un pharmacien, Monsieur Théry, et adopte le statut de laboratoire. Mais c’est elle qui continue de diriger l’entreprise et ce jusqu’en 1975, année où elle vend l’affaire à Jean Goetgheluck. Celui-ci est à la tête de l’usine Stenval, une fabrique de yaourts située dans les Flandres. Dès lors, la pommade Cochon va entrer dans une phase de production industrielle : une entière ligne de fabrique lui est consacrée, tandis que le plastique remplace le bois de ses pots qui sont conditionnés selon les règles d’hygiène appliquées à toute la laiterie. Le coricide fait alors figure de produit parmi les produits. Mais, en 1987, un jeune pharmacien en stage chez Stenval, prête une attention particulière à la pommade. Manuel Dassonneville, futur dirigeant du laboratoire Tradiphar, est interpellé par l’histoire de la préparation. Deux ans plus tard, il en rachète l’activité et érige dans le même temps son propre laboratoire dans l’esprit de la tradition pharmaceutique. Une forte orientation qu’évoque le nom de Tradiphar.
Implanté à Lille, le laboratoire fabrique et exploite aujourd’hui une trentaine d’AMM. Parmi elles, la pommade Cochon, à laquelle il a donné un statut de médicament ainsi qu’un nom : pommade M.O. Cochon, en hommage à son inventeur, Maurice Oscar…
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